À mots comptés

Le livre de poésie de Nathalie Koble est un livre généreux, qui travaille, comme son titre déjà peut le laisser penser, la question de la relation : entre l’extérieur et l’intérieur, entre les textes cités, parfois traduits, et ceux de l’autrice, entre les images proposées et l’imaginaire des lecteurs et lectrices. L’autrice de Décamérez ! nous y emmène en diverses chambres de lecture.


Nathalie Koble, Extérieur chambres. Nous, 128 p., 16 €


On suit au début du livre, presque comme dans un récit, plusieurs personnages désignés par des lettres. Et de ce suspens d’une nomination complète nait le suspens des contextes, l’impression d’avoir affaire à des saynètes, à la fois graves, drôles et méditatives, traversées de citations, parfois sur toute une page, qui imposent une présence littéraire onirique – de cet onirisme qui laisse jouer toute la capacité relationnelle de la langue. Ces saynètes frôlent souvent l’allégorie mais ne s’y résolvent jamais, elles le font avec un art du jeu, de la polysémie, de la mémoire (Nathalie Koble est médiéviste), qui désarme les prétentions du sens univoque. Si ces saynètes ne font pas roman cependant mais bien poésie, c’est pour de multiples raisons.

D’abord, la préface, joueuse, distingue plusieurs « chambres » de lecture, toutes numérotées, et elle est assez claire sur le fait que, si un ordre pensé traverse la composition de l’ensemble, cet ordre laisse une grande place à l’aléatoire. De fait, au fil des pages, même arrimée aux personnages-lettres, on ne peut suivre un récit continu : ils et elles, comme personnages, passent, chargés d’ellipse, d’intertextualité et d’émotion, certes, mais avec la même énergie à passer que celle des inaccessibles nuages, au début de Ciel et terre et ciel et terre, et ciel de Jacques Roubaud.

Extérieur chambres, de Nathalie Koble: à mots comptés

© Jean-Luc Bertini

Par ailleurs – et surtout –, les saynètes narrées sont extrêmement mesurées, arrêtées. Elles forment une succession de moments, comme les cases (les chambres) d’un jeu de l’oie. Il y a la case du voyage périlleux : « L. marchait dans la neige. Il montait et descendait indifféremment entre les nappes de brouillard et évaluait mal les distances. Il confondait la portée de ses pas avec un vol d’oiseau ». Il y a aussi celle du bonheur : « Dans l’ordre naturel des choses F. devrait être ravi, tout simplement. Mais l’incrédulité creuse son lit depuis le début de son voyage. Depuis l’instant de la bifurcation. / Too good to be true : c’est la surprise du bonheur et son ombre portée. / Car le destin ne prépare pas à pareille joie ».

L’art du conte s’associe à celui du compte (à entendre comme art du vers compté, aussi libre soit-il). Alors on est frappé par la façon dont l’écriture de Nathalie Koble fait surgir des images qu’elle arrête, à mots comptés, donc, au moment juste : celui où l’image se pose avec une sorte de cadence, se détache et trouve sa juste consistance, son juste lieu, comme un danseur, une danseuse, après quelque figure, laisse à la spectatrice le temps de savourer son émotion. C’est le moment généreux où une relation s’effectue. Dans le moment où elle se pose, l’image s’inscrit dans une temporalité suspendue qui lui laisse le temps de sortir, pour ainsi dire, du livre, de s’exposer et d’entrer en relation avec l’imaginaire des lecteurs et lectrices. C’est aussi le moment rare – et compté – où l’horloge de Strasbourg laisse sortir et apparaitre (minutieuse épiphanie) tous ses petits personnages.

C’est donc bien un art du vers compté, posé, proposé, qui est ici travaillé, à l’échelle de micro-narrations (parfois deux lignes-versets, parfois de petits paragraphes). Et cet art, où entrent de nombreuses citations, fait que l’écriture de Nathalie Koble résonne : avec les contes médiévaux, mais aussi, dans son rapport au temps, à la vanité et aux beaux-arts, avec un film comme La Grande Bellezza, ou avec un recueil comme L’âge de verre de Cole Swensen. Et puis ceci : au fil des pages, les saynètes, déjà dérivantes, laissent de plus en plus place à la forme poétique au sens traditionnel du terme : les vers s’installent visuellement.

À la place d’un amant furtif                        aujourd’hui elle eut pour convive

Un moineau (12 secondes)  &  la main d’un homme (le temps d’une cigarette)

              How is it far, if you think of it ?

On ne saurait dire où exactement la métamorphose a commencé ni où elle nous emmène. On ne saurait toujours dire dans quel ordre il faut lire les vers (ainsi des pages 92 et 93), ni s’il ne faudrait pas, à leur lumière, relire l’ensemble du livre et se laisser aller, comme l’indique le dernier texte, à une ronde. Mais une chose est sûre : quand le compte tombe juste, il s’inscrit, se fait chiffre déchiffré et s’ouvre à l’aléatoire, au multiple et à la mémoire. Ainsi de ce livre.

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