La tentation est grande de traiter le complotisme avec l’air supérieur de qui méprise ce qu’il tient pour une pathologie sociale. Mieux vaut regarder de plus près ce mot qui s’applique à des attitudes différentes. L’une est une explication simpliste de l’Histoire par l’action consciente et occulte d’un groupe restreint de conspirateurs. L’autre est la fascination pour des croyances délirantes dont il est difficile de penser que certains y adhèrent les yeux ouverts.
Pierre-Yves Beaurepaire, Les Illuminati. De la société secrète aux théories du complot. Tallandier, 336 p., 19,90 €
Wu Ming 1, Q comme Qomplot. Trad. de l’italien par Anne Echenoz et Serge Quadruppani. Lux, 562 p., 29 €
Deux ouvrages récents illustrent cette dualité des approches. L’un examine d’un point de vue universitaire les explications politiques fondées sur le mythe de la société secrète toute-puissante. L’autre vient de l’auteur d’un roman d’espionnage historique s’affolant de voir pris au pied de la lettre Q les complots qu’il avait imaginés dans un esprit proche du situationnisme. La dissemblance des deux livres – et sans doute de leurs futures destinées éditoriales – fait bien sentir la complexité de l’enjeu, entre simplisme et propagande d’un côté, et folie de l’autre. Encore que l’on ne puisse oublier, ni même sous-estimer, l’efficacité politique très concrète du tissu d’absurdités que distille le groupe QAnon. La raison est choquée que des délires combinant satanisme et fantasmes pédophiles puissent servir aussi directement l’élection d’un Trump, voire sa tentative de coup d’État.
Parler de complot, c’est supposer l’existence même d’un acteur secret qui tire les ficelles de l’Histoire. Mais le mot désigne aussi la prolifération de croyances absurdes liées au satanisme. On peut voir là deux formes de bêtise : le simplisme et l’incapacité de distinguer le possible de l’impossible. Puisque, des deux côtés, Satan est mis en cause, on peut s’amuser à pousser les choses jusqu’à faire du christianisme le modèle de tout complot, avec le Créateur comme acteur caché dont l’existence vaut explication universelle, et la Résurrection comme croyance contraire à toute raison. Pareille hypothèse relevant manifestement du complot jacobin contre la Vraie Religion, on se contentera de voir dans la fascination pour le complot une constante du simplisme, susceptible d’avoir touché des cultures étrangères les unes aux autres.
Dans son livre sur les Illuminati, Pierre-Yves Beaurepaire évoque une société secrète qui a bel et bien existé dans l’Allemagne de la fin du XVIIIe siècle. Cet ordre des Illuminaten, connus en France sous le nom d’« Illuminés de Bavière », a été fondé en 1776 par Johann Weishaupt, sur le modèle de la Compagnie de Jésus, avec comme but de contrer les anti-Lumières, de substituer à la « plus grande gloire de Dieu » des jésuites la perfection de l’humanité. Leur nom semble avoir été choisi en lien avec la fascination qu’exerçaient alors les phénomènes électriques, que l’on était en train d’appréhender, le mesmérisme par exemple. Il s’agissait, dans l’esprit de Weishaupt et des autres fondateurs, de recruter les élites de la société dans la lutte « entre les forces du progrès et de la libération, et les forces de l’obscurantisme et du fanatisme ». Un des moyens employés était de noyauter les plus prestigieuses loges maçonniques, allemandes puis européennes, afin de n’intervenir qu’en arrière-plan.
Cet ordre n’aura vécu qu’une dizaine d’années. C’est que, le 20 juillet 1785, près de Ratisbonne, la foudre a tué un ecclésiastique, le père Johann Jacob Lanz. Le procès-verbal rédigé par ceux qui ont constaté son décès mentionne qu’il détenait des documents faisant apparaître son importante position dans une société secrète, les Illuminaten. La découverte et l’exploitation de ces documents fournissent aux autorités bavaroises l’occasion et la possibilité de « révéler au public l’existence de l’ordre, l’interdire, arrêter certains de ses membres et saisir leurs archives ». Publier des noms est sans doute le procédé le plus efficace pour combattre une organisation secrète, que beaucoup de ses membres s’empresseront alors de renier. Ainsi de Goethe et d’un certain nombre d’aristocrates et de personnalités en vue.
La graphomanie des Illuminaten, qui aura causé la perte de leur ordre, est aussi ce qui permet à Beaurepaire de composer un livre informé de façon précise sur les personnalités qui se sont réunies dans cette petite société. Car les archives ont été conservées, en particulier chez les jésuites, qui s’étaient donné les moyens de combattre efficacement cet ennemi déclaré de la Vraie Religion. Elles furent volées par les nazis puis emportées à Moscou lors de la prise de Berlin. Restituées par les Russes, elles sont maintenant accessibles aux historiens français. Grâce à quoi Beaurepaire peut suivre de près et retracer les relations entre les différents membres de cette société secrète, avec les positions des uns et des autres et leurs évolutions respectives.
De cette étude soigneusement documentée, le profane retiendra sans doute cette étrange mode des sociétés secrètes à la fin du XVIIIe siècle, avec ce paradoxe que ceux-là mêmes qui décident de fonder une telle société ne font en réalité aucun effort sérieux pour conserver le secret auquel ils disent tenir. Dans le camp opposé, le XXe siècle a connu quelque chose de comparable avec l’Opus Dei. Au XVIIIe siècle, c’est la Société de Jésus que les anticléricaux avaient en détestation, la voyant comme une société secrète – ils en obtinrent l’interdiction.
L’autre enseignement de cette affaire est l’usage qu’en fit la propagande contre-révolutionnaire, exposant sous la plume de l’ancien jésuite Augustin Barruel que la Révolution avec toutes les horreurs dont elle était porteuse aurait été l’œuvre occulte de ceux que l’on s’est mis à appeler Illuminati, éventuellement assimilés à la franc-maçonnerie, à laquelle quelques-uns d’entre eux étaient aussi affiliés. Le jacobinisme n’aurait été qu’une émanation de cette société secrète fondée pour détruire la Vraie Religion et tout l’ordre socio-politique. Un événement aussi considérable que la Révolution avait besoin d’une explication toute simple. La conjuration des Illuminati en était une. D’autres parleraient plus tard du Protocole des sages de Sion.
La société secrète des Illumitaten n’a pas survécu à la mise sur la place publique des noms de ceux qui y avaient participé. Mais a persisté le mythe de la conjuration des Illuminati, transformée en complot judéo-maçonnique, même si ni Weishaupt ni la plupart des animateurs de la société secrète n’étaient juifs ; et même si la quasi-totalité des francs-maçons ignoraient tout des Illuminaten. Un bel exemple d’argumentation complotiste est donné par l’interprétation de ce qui est écrit sur les billets de banque américains. Des esprits simples et naïfs croiraient que la date de 1776 y figure en tant que celle de la déclaration d’indépendance ; ceux qui savent ont immédiatement vu ce qu’il en est : cette date rappelle la fondation des Illuminaten par Weishaupt, bien plus importante pour les comploteurs que celle de la fondation officielle des États-Unis.
Le livre de Wu Ming 1 aborde les choses sous un autre angle. Les lecteurs friands de littérature italienne se souviennent d’un gros roman d’aventures et d’espionnage dans l’Allemagne du XVIe siècle, publié en 1999 en Italie et traduit en français en 2001. Le titre retenu par l’éditeur français était L’œil de Carafa, ce qui convenait bien et ne posait pas trop de problèmes. Le titre italien était plus troublant : la seule lettre Q, par allusion au Qohelet biblique (L’Ecclésiaste). Or, cette seule lettre-titre a été reprise par un puissant groupe complotiste américain : QAnon, pour « Q, anonyme ». En 2001, l’éditeur français refusait de révéler l’identité que cachait le nom de l’auteur, « Luther Blisset », disant seulement qu’il s’agissait de « quatre jeunes auteurs mystérieusement dissimulés derrière ce pseudonyme ». Figurait certes l’adresse d’un site internet de « wumingfoundation », mais qui allait s’en préoccuper ? Le roman était bon, voilà tout.
Nous apprenons aujourd’hui que le « projet Luther Blisset » était lancé par un groupe qui s’intitule désormais « Wu Ming », groupe qui, dans un état d’esprit proche de celui des situationnistes, avait voulu dénoncer par des canulars manifestes les absurdités du complotisme. Wu Ming 1 (l’ajout de ce chiffre précise qu’un seul membre du groupe est auteur de ce texte-ci) se réfère plus volontiers à l’Umberto Eco du Pendule de Foucault qu’au Guy Debord des Commentaires sur la société du spectacle. En quoi il situe bien son projet du côté de la dénonciation du complotisme alors que, dans son livre de 1988, Debord était beaucoup plus ambigu, peu éloigné de pratiquer un éloge du secret, du complot, de la conjuration. Wu Ming 1 remarque d’ailleurs que certains « ex-pro-situs » ont rejoint ce que la société du spectacle avait de plus caricatural aux yeux d’un Italien : la télévision berlusconienne. Il ne s’agit pas de dénoncer l’arrivisme de tel ou tel mais de remarquer qu’en devenant directeur des programmes, pour Carlo Freccero, et responsable d’émissions à grand succès comme Risatissima (« grosse rigolade »), pour Antonio Ricci, ils appliquaient le précepte berlusconien d’une ironie généralisée, dont un des effets est qu’elle perd toute « fonction critique » et devient « opprimante et despotique ».
L’intérêt de la démarche de Luther Blisset-Wu Ming tient au fait que leur intention est claire – dénoncer la trouble fascination pour de supposés complots – et qu’ils pensaient avoir élaboré des moyens de dénonciation efficaces, mais qu’ils doivent en constater l’inefficacité. Le récent Q comme Qomplot multiplie les exemples d’échec de toute procédure un tant soit peu rationnelle fondée sur des canulars aisément reconnaissables pour tels et ainsi propres à mettre en évidence la fausseté des arguments complotistes. Hélas, ils doivent constater que le groupe trumpiste QAnon reprend leur Q de L’œil de Carafa. Ils élaborent une émission de télévision ridiculisant ceux qui mettent en doute l’alunissage de 1969 ; elle est citée par des complotistes comme preuve que celui-ci n’a jamais eu lieu.
Comment faire alors « pour lutter contre les narrations toxiques qui polluent nos sociétés » ? Ce gigantesque livre est une tentative de répondre à cette question. Non au moyen d’une formule foudroyante, mais en allant y voir du plus près possible. Sans doute a-t-il quelque chose de « monstrueux » comme dit son auteur, au sens où il est énorme et protéiforme, c’est-à-dire aussi d’une grande richesse. On peut penser qu’Umberto Eco ne serait pas mécontent de voir quel fruit certains de ses disciples ont pu tirer de son Pendule de Foucault.