Si nous ne disposons toujours pas d’une traduction française pour quelques-uns des grands livres de Hans Blumenberg (1920-1996), notamment Arbeit am Mythos (1979), les éditeurs français, contrairement à ce qui se passe en Espagne ou en Italie, pour ne citer que ces deux exemples, continuent à intervalles réguliers de suivre l’actualité éditoriale allemande de cet auteur, qui a laissé un « Nachlass » important, mêlant des textes de toutes sortes, notes de cours, manuscrits achevés et inédits, etc. La vérité nue, publié en Allemagne en 2019, et aujourd’hui proposé au lecteur français (sans présentation autre que celle de l’éditeur allemand, ainsi que l’ont décidé les légataires du philosophe), s’inscrit dans un des projets philosophiques les plus marquants du XXe siècle : celui d’une « métaphorologie », c’est-à-dire, au point de rencontre entre pensée et langage, entre rhétorique et philosophie, l’étude d’un phénomène culturel à la fois au fondement du concept et l’outrepassant.
Hans Blumenberg, La vérité nue. Trad. de l’allemand par Marc de Launay. Seuil, 286 p., 24 €
En 1960, en marge de la fameuse Begriffsgeschichte allemande (l’histoire des concepts), Blumenberg publie Paradigmes pour une métaphorologie (Vrin, 2006) dans lequel il tente de « délimiter un champ », celui des « métaphores absolues », en réalité les objets fondamentaux de l’existence, comme le « monde » ou le logos comme « lumière », qui ne peuvent s’épuiser dans la détermination conceptuelle parce qu’elles en autorisent à la fois la genèse et le franchissement. Comme le souligne Dirk Mende, un des commentateurs de l’œuvre, Blumenberg expérimente, plutôt qu’il ne précise, « les contours théoriques » de son entreprise, ce que pourrait être une analyse des métaphores et notamment celles concernant la vérité. Ce qui le laissera sans doute insatisfait, puisque, au milieu des années 1970, tout en continuant son travail d’élucidation du mythe ou du monde copernicien, il prend mieux conscience qu’une métaphorologie conséquente doit trouver ses fondements théoriques dans une « théorie de l’inconceptualité » (L’Éclat, 2017) qui ne cherche rien d’autre que de restituer l’ouverture de l’homme à des totalités (comme le « monde »).
Mais, avant de reprendre à nouveaux frais le texte de 1960, Blumenberg tient à « élaborer et exposer davantage d’éléments concrets » avant « d’en tirer une théorie » en bonne et due forme. Bien qu’il n’ait pu mener à bien de son vivant une refonte des Paradigmes, s’inscrivent néanmoins dans cette intention des ouvrages comme Naufrage avec spectateurs (1979 ; L’Arche, 1994), consacré au naufrage comme métaphore de l’existence humaine, et La lisibilité du monde (1981 ; Cerf, 2007). La vérité nue, qui appartient à ce projet mais ne verra pas le jour en tant que tel (l’édition posthume est celle de notes de cours de la fin des années 1970 et du début des années 1980), devait reprendre l’enquête déjà esquissée au chapitre 4 des Paradigmes en lui donnant plus d’ampleur et en explorant des auteurs nouveaux.
Les ouvrages publiés par Blumenberg lui-même sont difficiles et obligent le lecteur à la plus grande attention, mais que dire de l’œuvre posthume faite de matériaux divers et d’aphorismes plus ou moins longs ! Un grand connaisseur de Blumenberg comme Anselm Haverkamp décrit bien le travail délicat que représente l’édition de ces textes : ils ont un « caractère expérimental », représentent des « champs à défricher » selon un code que seul l’auteur connaissait ; ils possèdent un haut degré d’intertextualité interne entre projets provisoirement délaissés, livres publiés, ou achevés mais non publiés, cours et interventions diverses (voir la postface de l’édition de la Théorie de l’inconceptualité).
La vérité nue n’est pas un livre au sens d’une cohérence close ; c’est un établi sur lequel l’auteur va « travailler » la métaphore donnée dans le matériau historique, isolé en « coupe transversale » reflétant « l’unité de la sphère d’expression d’un auteur », sans apparemment se soucier de l’ordre chronologique (l’ordonnancement des fichiers dans les archives semble complexe). Il s’ouvre sur un époustouflant chapitre consacré à Nietzsche, passe par Pascal et se termine par le XVIIIe siècle. Ce sont bien les Lumières qui constituent la plaque tournante de toutes ces études.
Originellement, la métaphore de la vérité nue semble aller dans deux directions : celle, gnoséologique si l’on veut, de la « lumière » qui éclaire et voile en même temps ; et celle, appelons-la morale, du dévoilement du cœur. Elle nait dans le contexte anthropologique d’un être (l’humain) qui « s’habille » et dont le vêtement voile et dévoile la « naturalité ». Ce qui est en question, c’est le mensonge, la tromperie, le déguisement, et par conséquent le démasquage, mais aussi le « naturel », le « tel que », l’authentique.
Longtemps la question a été celle de l’accès à la vérité, celle du mode de manifestation de la vérité, de la façon dont l’homme pouvait la recevoir : si la vérité se cachait, c’était, tenant compte des capacités de réception de son destinataire, pour mieux se laisser chercher, tout cela dans une dialectique complexe entre voilement et dévoilement. Mais Blumenberg discerne un déplacement de la métaphore qui va de son accessibilité à son caractère supportable.
Les Lumières sont dans l’ambivalence : d’un côté, la vérité est mise à nu par ses promoteurs mêmes à travers « le nouvel idéal méthodologique de l’objectivité », ce qui a pour conséquence de la rendre indifférente, s’adressant à tout être de raison ; de l’autre, les Lumières se situent résolument du point de vue de l’homme et s’interrogent avec angoisse sur ses dispositions à assumer le poids de la vérité. Ne faut-il pas susciter d’autres masques, d’autres fables, tant la vérité peut être laide ou, pire, ne faut-il pas y renoncer, à l’âge de la fin de la métaphysique, puisqu’elle reste inaccessible, un voile levé en révélant mille autres, au profit de protocoles techniques efficaces ? Dans La description de l’homme (ouvrage posthume, Cerf, 2011), au chapitre conclusif, « Variation de la visibilité », qui n’est pas sans rapport avec la métaphore de la vérité nue, il sera même question d’une certaine défense par les Lumières d’un « droit à l’opacité ».
Le projet de reprise de la métaphorologie restera inachevé. Blumenberg nous laisse des textes labyrinthiques, véritables forêts luxuriantes de sens dans un grand luxe d’écriture. Tout le contraire d’une mise à nu, mais plutôt un jeu de cache-cache justifiant l’incapacité structurelle de la philosophie à venir à bout de la rhétorique ; mieux, l’exploration de la métaphore de la vérité nue constitue en quelque sorte le cœur de la pensée de Blumenberg, dans la mesure où elle s’efforce de dévoiler les ruses de l’homme fini pour surmonter, fût-ce dans l’impossibilité de la maîtrise conceptuelle, « le caractère insupportable de ce qui n’a pas été nommé », pour sauver son « monde de la vie »(Lebenswelt) des dangers de l’Absolu.