Épopée familiale sur trois générations, Variations de Paul, le nouveau roman de Pierre Ducrozet, après Le grand vertige, consacré à la crise écologique, fait de la musique du XXe siècle un personnage à part entière. L’importance accordée à la musique dans ce roman ambitieux incite à souligner ses limites et les problèmes que pose son usage de la musique.
Pierre Ducrozet, Variations de Paul. Actes Sud, 464 p., 22,90 €
Paul n’est pas le personnage central de la famille Maleval. Il est le fils d’Antoine, qui a fui la violence et l’isolement de sa ferme pour trouver au lendemain de la Grande Guerre l’enseignement d’un élève de Debussy, avant d’être bouleversé par l’irruption du jazz dans la France des Années folles. Il est aussi le père de Chiara, née au commencement des années 1980, qui mixe en tant que DJ à Berlin, à Paris, ou en Corse. Né en 1947, Paul a échoué dans ses études à la Sorbonne pour découvrir ensemble les disques, le sexe, l’amour, le voyage, et se découvrir lui-même une vie dans la musique – la musique est un pays, un voyage, un train, un double de la vie, comme le répète le roman de Pierre Ducrozet. Le personnage principal de Variations de Paul, c’est plutôt la musique.
Cette mise en roman de la musique dirige la construction du livre en surface comme en profondeur. Les variations sont parfois souterraines, objet de leitmotivs qui construisent les images du récit au fur et à mesure de son déroulement, dans une logique presque wagnérienne. L’ouverture du roman décrit Paul écoutant un disque, son corps saisi et emporté, dans une succession rapide d’images et de sensations qu’on retrouvera incorporées par les personnages (fictifs ou non) tout au long du texte. Plus explicites, les incrustations de partitions au cours du récit traduisent l’incorporation du langage musical au sein de l’écriture, soulignant ainsi un projet littéraire et poétique tenu de bout en bout : la musique est d’abord vécue physiquement, à travers les corps des personnages (Paul est synesthète, les notes sont pour lui des formes et des couleurs ; Chiara, elle, les ressent à travers tous ses membres). Le corps du texte est pareillement traversé par la musique qui n’est donc pas à distance, décrite, écrite. La musique est le souffle, le rythme, le langage et les membres du texte comme de ses personnages.
Musiquer en écrivain plutôt qu’écrire sur la musique : ambition magnifique qui s’inscrit en partie en rupture avec de glorieux précédents romanesques (Balzac, Thomas Mann, Kerouac, Quignard ou Proust). Au-delà du désir poétique d’écrire ce que la musique fait au corps, la rupture consiste aussi à vouloir écrire sur une dimension moderne du fait musical, qui est le disque. Les incrustations de partitions sont de ce point de vue trompeuses en ce que l’essentiel de la musique apparaissant dans Variations de Paul est d’abord lié au disque : sa production (Paul devient producteur aux États-Unis pendant un certain temps), sa diffusion (il envoie des cassettes de musiques interdites à Berlin-Est), son écoute, son inscription dans une sociabilité et une histoire. Le livre trouve d’ailleurs ses principales limites dans son indécision entre la tentation épique, qui impose un grand sujet pour faire un grand roman sur la musique, et la possibilité fascinante du petit objet et de ses petites histoires de disques.
Variations de Paul affirme que les deux se confondent. L’écoute des disques renvoie souvent Paul et le roman à une étonnante préoccupation de ce que fut le XXe siècle : « Notre histoire et le siècle débutent là. Ce que tisse Claude Debussy depuis plus de vingt ans, de quatuor en préludes, de nocturnes en arabesques, ouvre un océan de possibilités pour tous les autres autour de lui. » Cette confusion entre les disques et la musique entraîne souvent le roman avec elle, en ôtant à l’écriture (virtuose et juste) comme à la construction sophistiquée du roman une partie des forces qu’elles recèlent. Cela tient en partie à un choix stylistique majeur fait par Pierre Ducrozet dans l’écriture de (ou sur) la musique, qui impose un léger détour contextuel.
La critique musicale écrite est un genre mineur sur le plan littéraire, y compris lorsqu’elle est maniée par des auteurs renommés (Romain Rolland, Boris Vian, Ralph Ellison). Souvent associée au journalisme, elle a cependant créé des façons d’écrire sur la musique qui ont leur tradition. Née au XVIIIe siècle, la critique des concerts se conçoit d’abord historiquement comme un compte rendu mondain et insiste sur les effets de la musique sur le public. Cette tradition survit aujourd’hui, les concerts étant l’objet de critiques soulignant ce que la musique fait aux corps, aux sens, aux âmes. L’apparition de la musique enregistrée et des disques produit une nouvelle forme de critique, en partie disjointe de la précédente, qui met en avant l’érudition et les renvois à d’autres disques, et repose stylistiquement sur une utilisation emphatique des adjectifs (Satie est naïf, Wagner hiératique, Beethoven épique, Miles Davis cool, Jimi Hendrix sexuel), des comparaisons ou, hélas trop souvent, d’un style vague et imprécis.
Pierre Ducrozet aborde la musique en fusionnant ces deux styles pour lier ensemble les sons, les corps et l’écriture. À ce stade, on pourrait ainsi lire le choix d’un personnage synesthète comme une mise en abîme des plus adroites de l’écriture musicale, puisque la critique musicale est historiquement et stylistiquement portée à la synesthésie – l’image et le sensible venant pallier l’ineffable du discours musical. Paul deviendrait alors le personnage du dire musical, incarnation romanesque des magazines qu’il lit, des discussions à propos de studios ou de concerts.
Cette interprétation généreuse est contredite par plusieurs indices, en premier lieu le recours fréquent à des vérités générales qui soulignent à quel point le roman rejette toujours au premier degré dans les corps et les images ce qu’il ne parvient pas à dire : « La musique nous parle du même pays que la mère. On écoute avec le bas-ventre, celui qui vibre depuis les premiers pas dans le monde, on écoute depuis l’arrachement d’une peau à l’autre. La musique – et c’est pour cela peut-être qu’elle est si souvent insoutenable, qu’on ne peut l’écouter sans retour, sans être entièrement renversé – vient du fond des artères et des viscères, on peut en parler, on peut l’analyser, mais elle est pure chair, elle est naissance, corps, emportements ; la musique nous donne accès au monde, enfin. La musique, c’est la mère ». Ainsi, le style et le personnage semblent fondus de force dans un même corps qui manque nécessairement de naturel, venant loger une langue « jeune et branchée » dans l’intimité parfois dramatique de Paul et de sa famille. Significativement, les passages les plus convaincants du roman sont ceux qui vont puiser dans l’imaginaire de la drogue et du psychédélisme : l’écoute de disques dans un état altéré de conscience apparaît ainsi, dans ce roman et ailleurs, comme une possibilité de dépassement des limites du discours et des corps face à la musique.
Le roman s’émancipe de son aporie stylistique par le recours à des trouvailles qui auraient mérité d’être davantage développées, comme cette porosité des corps permise par l’écriture de l’écoute : Paul découvre sur disque Elvis Presley, devient littéralement le King, au studio de Sam Phillips à Memphis, au moment de son premier enregistrement. Le jeu des citations cachées peut aussi affirmer la tentation du palimpseste, mais parait plus souvent caractériser une esthétique du clin d’œil dont l’intérêt est parfois difficile à percevoir. Ainsi, Joe Dassin apparait au détour d’une phrase (« cette ville est un orchestre à mille cordes), bientôt rejoint par Bob Dylan. Ces clins d’œil, encore une fois partie intégrante d’une tradition stylistique de la critique musicale, permettent d’introduire un dernier commentaire qu’appelle Variations sur Paul, qui soulève des interrogations foisonnantes et complexes.
Les clins d’œil déjà évoqués, qui parsèment le roman, permettent d’en saisir la portée. Pour l’essentiel, ils sont aussi des clichés : les débuts d’Elvis, la mort de Theolonious Monk et de Charlie Parker dans la maison de la baronne Pannonica de Koenigswarter, les débuts du rap avec le « Rapper’s Delight » de Grandmaster Flash (qui est plutôt le premier titre de rap écouté au-delà des ghettos noirs de New York et des métropoles états-uniennes), etc. Variations de Paul survole cette histoire musicale du siècle dont il prétend faire l’épopée à travers des images d’Épinal qui interrogent, d’autant qu’elles débordent le seul aspect musical : née dans les années 1980, Chiara est forcément éprise de mangas à l’adolescence. Paul, revenu de tout, vieilli, voit sa geste se réaliser, entre autres, dans l’accession à la propriété. Invitant bientôt des amis eux aussi vieillissants à une orgie d’alcool et de « baise », on ne peut s’empêcher de se dire que les clichés qui tissent l’histoire du siècle, musicale ou non, emprisonnent les personnages dans des déterminismes assez frustes et une psychologie peu probante.
Les disques sont d’ailleurs des dates qui fonctionnent littéralement comme images d’Épinal : Chiara écoute Noir Désir parce qu’« elle aura toujours seize ans et elle vous emmerde », Aerosmith parce qu’« elle aura toujours un peu quatorze ans aussi ». Paul découvre à New York un jazz qui « semble végéter » après la mort de Coltrane, « et si Miles Davis et Ornette Coleman continuent à souffler, quelque chose est passé ». Le problème est que la vitalité du jazz new-yorkais dans les années 1970 est majeure – au-delà des grands noms, nombreux, on pense notamment au rôle des lofts squattés par des musiciens en mal de programmation [1]. Certaines erreurs factuelles bénignes soulignent ce sentiment de plonger dans une histoire superficielle : Paris 8 n’est plus à Vincennes mais à Saint-Denis quand Chiara s’y inscrit, et le narrateur de « L’orage » de Brassens n’est pas marchand de paratonnerres ; celui qui exerce ce métier, c’est le cocu.
Rien de grave, dira-t-on avec raison, mais tout cela permet de saisir dans quel imaginaire esthétique évolue le roman de Pierre Ducrozet. Tout cela fait bien signe vers un autre objet que la musique ou même que les disques : Variations de Paul peut très bien se lire comme le roman de la « Discothèque idéale », telle que les magazines ou certaines grandes enseignes culturelles en publient régulièrement, de façon à donner un écho grand public à la vente de disques – et de livres, Paul en achète de façon comparable. D’où l’utilisation au premier degré de questions oiseuses posées par les magazines musicaux, que les personnages incorporent : le jazz est-il mort ? le rock, dix ans plus tard ? En tout cas, en 1979, la « décennie n’a pas encore commencé et Paul se sent déjà plus lourd que le temps. La musique le fatigue. Le rock le fatigue. Le punk l’écœure ». Les « variations » n’en sont pas car les thèmes musicaux doivent mourir : la musique progresse, chaque mouvement devant remplacer le précédent dans une idéologie implicite mais naïve du progrès musical. Les disques sont des dates qui existent pour dire qu’à tel âge, dans tel contexte, on doit écouter cela – on en vient à désirer que Chiara écoute Debussy ou Monk parce qu’elle a vingt ans et nous emmerde.
La question qu’on est en droit de se poser est ainsi celle du potentiel littéraire et romanesque d’une musique qu’on aborde par ce biais : peut-on faire un roman avec des unes de journaux et des discothèques idéales ? Cette question pourrait apparaître de bien peu d’importance, mais ce roman, publié par un éditeur important de livres consacrés à la musique, témoigne du fait que cette érudition vaste et superficielle, multipliant les références sans les approfondir, a pris une place forte dans nos imaginaires. Cela peut poser des problèmes plus immédiats, peut-être plus graves.
Le premier est le choix de proposer une playlist en lien avec le roman, les morceaux étant listés par ordre d’apparition. La liste, immense, confirme l’impression de discothèque idéale mais parait naturelle ici. Cependant, trois QR codes permettent au lecteur d’accéder directement aux titres sur Spotify, Deezer, et Youtube. On est en droit de se demander de qui on se moque, lorsqu’un roman idéalisant à ce point la musique se permet de renvoyer ses lecteurs et lectrices vers des entreprises qui la dépossèdent de tout (par ailleurs, le patron de Spotify a investi 100 millions de dollars dans Helsing, une start-up allemande d’intelligence artificielle pour la défense). Surtout, ces entreprises encouragent particulièrement à la nostalgie et à la mythification des disques du passé… à la façon des Variations de Paul.
Le second problème apparait dans un passage où Paul découvre les musiques d’Inde, qui comme souvent sont caractérisées d’abord comme étant des râgas, de manière imprécise. Surtout, ces musiques n’ont pas dans le roman de musicien nommé, et seul Ravi Shankar apparaît dans la playlist. À l’inverse, tout le roman avance par grands noms de la musique occidentale, Ravel puis Satie, Elton John et Iggy Pop, les Beatles et Bérurier Noir, Jeff Mills et Bob Marley, avec quelques incursions de groupes plus confidentiels comme les musiciennes des Slits. Cet usage des grands noms pose un problème en soi, mais plus encore lorsqu’il sert l’anonymat de tous les autres et pas seulement des musiciens indiens. Dans une envolée du roman, Paul fait face à son siècle, « tous les morts abattus au combat, tranchés sur les batailles, tous les innocents aux membres brisés, […] les opposants, les juifs, les Tziganes, les civils, les résistants », etc. Toutes celles et tous ceux qui n’ont pas de noms, et auxquels le roman ne parvient pas, en définitive, à offrir la musique de leur siècle.
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On retrouve une partie de cette musique enregistrée par Alan Douglas dans la compilation Wildflowers: Loft Jazz New York 1976.