Jean-Pierre Richard (1922-2019) fait partie de ces critiques littéraires qui laissent à leurs lecteurs un souvenir indélébile. Pourquoi ? Peut-être tout simplement parce qu’il parvient, par l’analyse littéraire elle-même, à leur faire vivre une véritable expérience de lecture. Lire Jean-Pierre Richard, ce n’est pas seulement prendre connaissance d’une pensée sur la littérature, c’est aussi lire un texte en soi et accompagner le critique dans son aventure de lecteur.
Jean-Pierre Richard, Sur la critique et autres essais. La Baconnière, coll. « Nouvelle collection langage », 168 p., 20 €
Avec Littérature et sensation (1954), Poésie et profondeur (1955), L’univers imaginaire de Mallarmé (1961), Proust et le monde sensible (1971), Jean-Pierre Richard aura posé les fondements d’une critique dite thématique, qu’avaient pratiquée aussi Bachelard et Georges Poulet. Son œuvre s’est ensuite tournée vers la littérature contemporaine, avec par exemple Terrains de lecture (1996), et s’est lancée dans des analyses resserrées autour de quelques pages d’écrivains (Microlectures I et II, 1979 et 1984). Sur la critique et autres essais réunit pour la première fois en volume des textes de Jean-Pierre Richard parus en revue, le plus souvent inaccessibles ou inconnus.
Ce recueil constitue une invitation à la lecture de son œuvre. Il a été pensé comme un parcours qui permet d’initier progressivement le lecteur à la critique thématique. Pour ce faire, il s’ouvre par un avant-propos éclairant de Daniel Sangsue et Jonathan Wenger, auquel font suite trois textes d’hommage. Dans le premier d’entre eux, Michel Collot souligne la façon dont les œuvres de Jean-Pierre Richard peuvent transporter un lecteur et l’affecter, parfois plus que les textes sur lesquels elles portent. Christian Doumet propose pour sa part un « portrait d’un critique en humoriste », dans lequel l’humour et l’esprit de Jean-Pierre Richard sont vus comme une « affaire de toucher », où jouent contact, tact et émotion, qui sont autant de manières de repenser les liens entre le langage et le corps. Christian Doumet décèle les « minuscules brèches sur l’horizon du sérieux » qui ponctuent les textes de Richard et leur confèrent une singulière vitalité. Philippe Dufour revient de son côté sur l’articulation centrale entre thèmes et motifs, sur la façon dont cette critique se fait parcours sans cesse relancé et sur l’empathie avec laquelle Richard s’identifie à son objet. Pour finir, Marta Sábado Novau pense l’œuvre de Jean-Pierre Richard comme une « fable critique » – ainsi que le fait Richard lui-même –, laquelle raconte « les aventures, ou avatars, d’une notion concrète » et crée de nouveaux espaces de pensée, à partir d’un corps qui écrit, fait et pense, à tel point que la critique devient un jeu avec le lecteur.
Le volume réunit ensuite des textes et entretiens où Jean-Pierre Richard s’est exprimé sur son œuvre et plus généralement sur la critique littéraire, par exemple sur ses rapports avec l’école de Genève (Marcel Raymond, Albert Béguin, Georges Poulet, Jean Rousset, Jean Starobinski), avec Bachelard, Barthes, mais aussi plus largement avec le structuralisme, la psychanalyse, la phénoménologie, et notamment l’affirmation décisive de Husserl qui veut que « toute conscience est conscience de quelque chose », une phrase lue par Jean-Pierre Richard comme une puissante invitation à s’intéresser dans les textes à ce quelque chose, qui, à lui seul, donne accès à la conscience. On comprend ainsi que le mot de « critique » ne convient pas tout à fait pour qualifier le travail de Jean-Pierre Richard, lui qui confesse que la théorie « n’a jamais été [s]on champ d’exercice préféré » et qui préfère à la « critique » le mot de « lecture », lequel renvoie moins à une théorie ou à un système qu’à « une prise […], une façon quasi corporelle de saisir le texte, de le délier et de le relier en soi, mais aussi d’être saisi, traversé par lui ».
Les textes rassemblés dans ce volume nous montrent donc que Jean-Pierre Richard conçoit la critique comme une lecture. La démarche qu’il détaille est celle-ci : commencer non pas par interpréter mais par décrire et inventorier, et cela afin de se placer en prise directe sur le texte, de se mettre à son écoute. Mais cette description première se fait nécessairement « de façon compréhensive », dans tous les sens de ce terme, à savoir celui d’intellection, celui d’identification et celui, conforme à son étymologie, de saisir ensemble. Les thèmes que repère Jean-Pierre Richard ont alors « pour fonction d’architecturer implicitement le paysage, de lui apporter l’ordre et la prégnance d’une sorte de squelette abstrait. Ils s’y incarnent ou s’actualisent en des objets plus concrets, plus immédiatement perceptibles », à savoir des motifs qui, « par leur répétition même, […] signalent l’insistance d’un choix, la marque d’une intention, ou d’une obsession ». Ils doivent être vus « comme le lieu d’une fixation personnelle, comme le site d’un certain désir ». « Lire de cette façon, c’est parcourir, dans le flottement d’une attention toujours décentrée », explique Jean-Pierre Richard.
Lire, parcourir : c’est dans cette équivalence que s’inventent des trajets de lecture toujours singuliers, propres à chacun et où chacun a « une connaissance sensuelle, presque physique » du texte. Toute lecture serait en effet « un acte essentiellement corporel : une sorte de fidélité organique au texte, un laisser-aller (comme un ensommeillement) à ce que l’on pourrait nommer son “penchant”, sa pente métaphorique, son ou ses inclinaisons, inclinations ». On l’aura compris, avec Jean-Pierre Richard la critique littéraire est une lecture qui refuse d’afficher une objectivité de façade, nécessairement illusoire, et qui assume sa dimension personnelle et subjective.
Une critique devenue une lecture aimante. D’autant mieux que, de l’aveu de Jean-Pierre Richard, « l’être du critique est un être-avec ». Précisons : avec le texte, avec l’auteur et avec le lecteur. On peut alors avancer que les textes de Jean-Pierre Richard sont l’écriture de cette lecture. Lire un texte comme le fait Jean-Pierre Richard, ce serait en effet « se fabriquer soi-même une écriture capable d’être, elle aussi, et à tout moment, bouleversée » par le texte. Une écriture qu’on qualifiera donc de « sympathique » dans la mesure où elle se trouve en sympathie autant avec l’œuvre qu’elle examine qu’avec son propre lecteur. On en arrive ainsi à comprendre que l’écriture de Jean-Pierre Richard est un espace de transition entre diverses sensibilités, celle du texte et de l’auteur, celle du critique et du lecteur, sensibilités qu’il s’agit de faire dialoguer. Ce dialogue, ce serait la définition même du geste critique propre à Jean-Pierre Richard.
Cet ensemble de textes est suivi de quelques articles qui permettent de découvrir des lectures de Jean-Pierre Richard, lesquelles apparaissent dès lors comme des applications concrètes des propos plus généraux qui ont été tenus auparavant. Ces textes portent sur Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler, Reflets dans un œil d’or de Carson McCullers, Le promontoire d’Henri Thomas, sur Céline ; on retrouve aussi une microlecture d’un passage du Voyage en Orient de Flaubert ainsi que des « Petites notes sur le roman policier ». Dans cet article, Richard distingue plusieurs types de détectives à partir de personnages représentatifs : le Dupin de Poe, dont la faculté d’élucidation repose sur une puissance presque magique de l’intelligence, le Holmes de Conan Doyle, qui dévoile quant à lui la vérité à partir d’une connaissance quasi encyclopédique du monde, et le Maigret de Simenon, adipeusement intelligent et chez qui prévalent l’intuition et l’identification avec les victimes et les suspects. Richard fait ainsi de Simenon « un Bergson du roman policier ».
Il faut dire que Maigret est un personnage de choix pour une lecture de Jean-Pierre Richard. Ce dernier affirme que « Maigret possède une seule vertu : la porosité ». Car l’inspecteur n’a qu’une méthode : fréquenter les lieux et les acteurs du drame, s’imprégner de leur atmosphère, se laisser envahir par l’extérieur. D’où la prédilection de Simenon pour les paysages brumeux, pour un « monde-éponge dont la vérité semble devoir sortir d’elle-même, par simple expression ». La clef du succès de Maigret est qu’il se met au diapason de ce qui l’entoure et à la place des autres, « en ayant pour eux de l’affection », jusqu’à aimer les coupables. Dans ces conditions, l’enquête est une véritable entreprise de sympathie, « la lente instauration d’une fraternité » qui fait que « toute arrestation devient […] déchirure, traumatisme ». Situation qui explique que « Maigret, c’est d’abord pour nous un corps », qui est « une sorte de piège à secrets ». Son adiposité forme « l’espace spontané de son intuition, le lieu même de sa divination ». Aussi l’inspecteur met-il momentanément son intelligence en sommeil afin de se laisser pénétrer par le monde extérieur.
Si bien que, à la lumière des textes qui précèdent dans le volume et qui ont dressé un portrait du critique en lecteur aimant et sympathique, nous sommes invités à voir en Maigret un reflet, si ce n’est un double, de Jean-Pierre Richard, lui qui, comme le commissaire de Simenon, se laisse envahir par le monde du texte, se met d’abord à son écoute, laisse infuser cet univers avant de l’interpréter. Autoportrait du critique en Maigret ? Peut-être bien, dans la mesure où toute analyse littéraire entretient des affinités électives avec l’enquête. S’il existe donc une critique littéraire qui pourrait être affiliée à la méthode Sherlock Holmes, une lecture des œuvres qui se fonde sur une compréhension encyclopédique de la littérature, il existe assurément une lecture à la Maigret qui présuppose une compréhension sympathique et sensible des textes. Jean-Pierre Richard en fut l’un des plus brillants porte-parole.