Sally Rooney, une enfant du siècle

Sally Rooney est une jeune autrice irlandaise dont le troisième roman, Où es-tu, monde admirable ?, fait suite à deux gros succès de librairie : Conversations entre amis et Normal People (traduits en français en 2019 et 2021, éditions de l’Olivier). On y partage les considérations d’une écrivaine trentenaire « ayant connu un succès fulgurant », mais qui n’en demeure pas moins dubitative quant au sens à donner à l’existence en général et à sa vie en particulier.


Sally Rooney, Où es-tu, monde admirable ? Trad. de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux. L’Olivier, 384 p., 23,50 €


Dès son premier roman, on a affublé Sally Rooney d’une étiquette, en l’espèce millénial, surtout parce qu’il est plus facile de parler du travail d’un auteur quand on lui assigne une catégorie. C’est une simplification utile au critique littéraire, mais ce n’est guère plus que cela. Certes, Sally Rooney est jeune, ce qu’elle écrit trouve un écho dans sa génération, et, l’adaptation par Netflix de son premier roman ayant également rencontré un succès mondial, le raccourci semble évident. Il serait pourtant stupide de s’arrêter là, pour plusieurs raisons.

Où es-tu, monde admirable ? : Sally Rooney, une enfant du siècle

Sally Rooney © Kalpesh Lathigra

Tout d’abord, Sally Rooney écrit magnifiquement (et Laetitia Devaux traduit de la même façon – si l’on voulait faire simple, on pourrait s’en tenir à ça, car c’est quand même ce qu’on demande en priorité à un auteur, non ?). Ses quatre personnages, deux hommes et deux femmes à l’aube de la trentaine, sont incarnés, denses et somme toute romanesques. Alice, l’écrivaine à succès, Felix, un manutentionnaire dont elle fait la connaissance grâce à un site de rencontres, Eileen, la meilleure amie d’Alice, critique littéraire, et Simon, un copain d’enfance de cette dernière, amoureux d’elle depuis toujours.

Les quatre atteignent cet âge où l’on tire un premier bilan, où l’on compare la réalité du quotidien aux idéaux de l’adolescence, et chacun se tire comme il peut de l’exercice. Dans un renversement du cliché patriarcal, Alice et Eileen intellectualisent leurs échanges (souvent épistolaires), alors que Simon est plutôt sensoriel, et Felix aux abonnés absents, davantage par choix que par manque d’esprit. Ironiquement, on en vient d’ailleurs à se demander si les deux hommes de ce quatuor parviendraient à passer un test de Bechdel inversé. C’est probablement l’un des points forts de ce roman : un féminisme sûr de sa force et qui se contente d’être – on n’affirme pas que l’on respire, on se contente de le faire.

Des femmes intelligentes et cultivées, donc, mais qui ne sont pas heureuses pour autant : elles voudraient bien donner un sens à leur vie, mais est-ce encore possible aujourd’hui, semble demander l’autrice, et si oui, comment ? « Et si le sens de la vie sur terre n’était pas un progrès éternel vers un objectif non précisé – une ingénierie et une production de technologies de plus en plus puissantes, un développement de l’expression culturelle de plus en plus complexe et obscure ? Et si les choses allaient et venaient à la manière des marées tandis que le sens de la vie demeurait le même : se contenter de vivre et de fréquenter les gens ? »

Où es-tu, monde admirable ? : Sally Rooney, une enfant du siècle

Les protagonistes se débattent donc dans les affres de leur relation quadrangulaire et, entre deux échanges politiques ou sociologiques, se demandent s’ils sont amoureux, s’ils sont vraiment amoureux ou s’ils sont amoureux de la bonne façon, tandis que de nombreuses scènes de sexe (variées, très bien écrites et traduites, là aussi) viennent ponctuer leurs réflexions sur la question. Il ressort de tout cela un sentiment de fatalisme dont on aimerait penser qu’il n’est pas générationnel, mais qui n’est pas étonnant non plus, si l’on veut bien considérer qu’avant ses trente ans une personne née en 1991 (Sally Rooney, par exemple) a connu les attentats du World Trade Center, la crise des subprimes, le trumpisme et ses effets dévastateurs pour la démocratie, une pandémie mondiale, tout cela sur fond de réchauffement climatique et d’extinction massive d’espèces animales dont personne ne peut anticiper les conséquences – liste hélas non exhaustive, que les atrocités commises par le régime syrien, le sort des Ouïghours et les injustices sociales ou raciales, ne contribuent pas à égayer. Forcément, quand ce trentenaire se penche sur son avenir, il est en droit de ressentir un léger pessimisme.

Cela dit, l’autrice ne se pose pas non plus en Cassandre, et son écriture est assez subtile pour faire passer ce mal-être avec minimalisme, comme s’il était central à son roman mais sans en être le centre. D’ailleurs, son happy end hollywoodien (ou peut-être, devrait-on dire aujourd’hui, netflixien) vient faire un pied de nez ultime au défaitisme de l’époque. Quand Alice parle des douleurs physiques que génère le stress qu’elle subit, elle contrebalance son propos en évoquant les « incroyables capacités de résilience » du corps humain. Et un peu plus loin, dans l’avant-dernier chapitre du roman, elle écrit à Eileen : « Je sais pourtant qu’à bien des égards, j’ai de la chance. Et s’il m’arrive de l’oublier, je me rappelle que Felix est en vie, que Simon et toi, vous êtes en bonne santé, et je me sens alors merveilleusement et presque effroyablement chanceuse… »

On aurait pu parler du talent de Sally Rooney pour l’aphorisme, de sa capacité à fabriquer des images marquantes et pleines de sens à partir de petits détails de la vie quotidienne, de la finesse de ses analyses psychologiques ou de son humour froid… mais détailler l’une ou l’autre de ces caractéristiques n’a pas vraiment d’intérêt. Ce qui compte, c’est l’ensemble, la façon dont tout cela se combine pour donner à l’autrice une écriture singulière dont la portée va bien au-delà de « partager les rêves et les déceptions des enfants du siècle », comme l’affirme l’éditeur en quatrième de couverture. Ce qui compte, c’est la littérature. Chez Sally Rooney, elle répond présent et au présent.

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