Pour rentrer chez soi, il faut retrouver sa maison, ses racines, ses proches, tout ce qui construit une identité humaine. Il faut aussi être accepté, être d’ici. Dans son roman précédent, Beata Umubyeyi Mairesse mettait en scène une femme séparée de sa famille depuis l’enfance, qui revenait au Rwanda trois ans après le génocide des Tutsi. Elle était maintenue à distance par la mère, on ne la connaissait plus. Il fallait « réparer les cœurs ». Dans ce nouveau livre, l’autrice s’éloigne du génocide de 1994. La séparation remonte au temps de la tutelle coloniale belge, à la fin des années 1950, et le retour à 2019. Un long écart avec ses racines, une difficulté à communiquer inscrite dans les corps, dans la peau.
Beata Umubyeyi Mairesse, Consolée. Autrement, 366 p., 21 €
C’est en fait une question de couleur. Plus précisément de teinte dans le souvenir de Consolée. Petite fille, elle regardait sa mère trancher de lourdes feuilles d’agave, une plante grasse, et les battre sur une planche. En sortaient des fibres blanches entremêlées qu’elle mettait à sécher sur une corde tendue. Elles raidissaient sous le soleil. Puis, le jour de la teinture, la mère et la cousine les faisaient tournoyer dans une « cruche magique » d’où elles ressortaient noires. Elles étaient tressées et unies au fond du panier, « le socle solide qui pourrait recueillir les haricots verts, les farines, les secrets des femmes et les malédictions des sorciers ». Un tantinet jalouse, l’enfant « aurait voulu, elle aussi, pouvoir changer de couleur, prendre la teinte des autres membres de la famille, elle aurait voulu y plonger ses cheveux de paille trop clairs que les enfants de la colline tiraient avec malice quand elle tombait entre leurs mains curieuses ». Consolée est métisse, née d’une mère rwandaise et d’un père blanc.
On devine, dès le deuxième chapitre situé en 2019, que ce souvenir est ressassé par une vieille dame, grande et un peu voûtée, que l’on nomme Astrida. Elle perd la mémoire et parle toute seule dans une langue que personne ne comprend. Elle est l’énigme du roman. On la rencontre sous le regard d’une autre femme, Ramata, une quinquagénaire d’origine sénégalaise, cadre d’une collectivité territoriale qui, après vingt-cinq ans de carrière, a démissionné à cause d’un « harcèlement burnout ». Elle s’est reconvertie dans l’art-thérapie et commence un stage à la résidence des Oiseaux. Le jour de son arrivée, la directrice oublie de lui présenter Astrida, avec seulement cette remarque : « Peut-être que tu arriveras à la comprendre toi, tiens ! Si ça se trouve elle parle ton dialecte. »
Nous sommes dans un EHPAD. Les deux personnages existent en parallèle, tout en se racontant des histoires. Ramata cherche à comprendre Astrida mais elle s’interroge surtout sur sa propre destinée ; tandis qu’Astrida laisse « son esprit divaguer dans les couches de la mémoire étonnamment vive de ses primes années », se parle à elle-même. Et le beau roman de Beata Umubyeyi Mairesse se construit à la manière d’un puzzle, sur une succession de monologues précisément datés – Consolée 1954, Astrida 2019, Ramata 2019. Ils sont reproduits côte à côte, un par chapitre, ne se répondant pas toujours, se répétant parfois.
L’énigme d’Astrida tient à la couleur de sa peau. C’est une femme « mulâtre », une « mulâtresse », une catégorie dont la définition est placée en exergue du roman. Son étymologie espagnole vient de « mulet », écrit le Larousse, un « hybride mâle, stérile, produit par l’accouplement d’un âne et d’une jument ». Ce qui en dit long sur son image. En 1954, Consolée « a entendu sa mère pleurer en disant à l’oncle : ’’Elle est de mon sang, de notre sang, pourquoi faut-il la leur donner ?’’ Et l’oncle a répondu de cette voix grave qui a parfois des accents de tonnerre : ’’Elle a leur sang blanc, l’enfant leur appartient plus qu’à nous, tu dois la rendre.’’ Consolée en a déduit qu’elle devait avoir, dans une partie insoupçonnée de son corps, une sève de misère qui faisait d’elle une plante humaine étrange et nocive ». Elle le sent dans le regard des autres, leurs considérations approximatives rapportées non sans ironie par l’écrivaine.
Concrètement, la petite Consolée a été « rendue », volée par les Blancs à sa mère. Dans les années 1950, à la veille de l’indépendance du Ruanda-Urundi (comme du Congo), l’État colonial, la Belgique, a rapatrié des centaines « d’enfants du péché », nés de relations hors mariage, plus ou moins consenties, entre hommes blancs et femmes noires. On les a rassemblés sur instruction administrative dans des « orphelinats » placés sous l’autorité de missions religieuses catholiques. Consolée a dû quitter « la colline », affectée à l’Institut pour enfants mulâtres de Save, le plus important. Ses racines arrachées, elle a appris une autre langue (toutes les leçons étaient en français, sauf les cours de religion) et acquis une « bonne éducation ». On a changé son nom. Lorsque, trois ans plus tard, sa mère parvient enfin à lui rendre visite, elles se reconnaissent à peine. Sa fille se prénomme dorénavant Astrida. « Tu es devenue une Blanche », lui dit la mère qui allaite une petite sœur noire. La rencontre est pénible. Astrida a perdu sa maison.
Adolescente, elle est « adoptée » par une famille belge flamande, un ingénieur administrateur colonial et sa femme obsédée par la propreté et les tâches ménagères. Ils font d’elle leur boniche. Sa « Maman belge » lui apprend le métier. Pendant huit ans, la jeune fille dut « se soumettre à un ballet de chiffons, torchons, loques et wassingues, obéissant à sa mère adoptive qui chassait d’un même élan les salissures de leur foyer et toute trace en elle de ce qu’elle appelait ‘’l’accent indigène’’ de sa langue importée d’Afrique ». C’est-à-dire oublier « ses origines nègres, son pédigrée de bâtarde ».
Or elle n’oublie rien. Save, ses religieuses et les châtiments corporels (le fouet à lanières) habitent toujours la vieille dame qui monologue dans l’EHPAD. Une fois, elle veut faire un tour dehors, prendre l’air, entendre les oiseaux, « au moment de pousser la porte vers l’extérieur son cœur s’est emballé. Des images de porte interdite, de fuite, ont vite été chassées par une douleur invisible, une trace, le poignet enserré dans une main blanche et sèche : ‘’Tu n’as pas le droit de sortir, rentre, ta maison c’est ici désormais, tu ne peux plus retourner sur la colline !’’ Pourtant elle a tenu la pression sur la poignée en plastique et son épaule droite a continué à presser le battant pour ouvrir ». Elle n’est plus à Save.
De même, elle fuit l’autoritarisme de ses nouveaux parents tout comme leurs ambitions de lui faire suivre des études supérieures. Admise à l’École polytechnique de Louvain, elle ne donne pas suite. Elle est lasse. Elle choisit de s’émanciper en concoctant avec des amis de Save un mariage sans amour pour rendre service à deux copains. Puis elle croise le bel amour, les douleurs de la rupture, etc.
Il faut partager l’histoire bouleversante de Consolée/Astrida. Elle témoigne d’une dimension peu connue du colonialisme, belge en l’occurrence, et de la douleur ignorée des « mulâtresses ». Racontée sur le ton de la confidence, reproduite dans des rêves poétiques, dénichée par hasard, sa vie apparaît par bribes au milieu des aventures d’autres personnages, notamment celle trop complexe de Ramata. C’est une quête existentielle qui traverse une foule de personnages – surtout des femmes bien campées. En se réappropriant sa langue, le kinyarwanda, elle tente de retrouver la colline de ses « primes années » à jamais perdue, avec au centre cette peau métissée, cause de ses malheurs, d’abord avec les petits Noirs puis avec les Blancs. Elle ne peut s’en départir. Elle a voulu rejoindre son chez-soi – son grand père, sa mère, son géniteur, ses amies, ses terres… Un retour d’exil ? Plutôt une succession d’échecs, une spirale fatale.
Quand, enfin, ses amis la raccompagnent à la maison, c’est trop tard. Beata Umubyeyi Mairesse a déjà traduit la quête insistante de la vieille femme en un poème du retour impossible. Tout a disparu. Seul le geste de ses amis peut la consoler.