Calanques et décroissance

David Bosc signe un livre qui emprunte à l’univers de la légende et de l’utopie politique et morale – et qui s’inscrit, mais de façon peut-être un peu ouatée, dans un goût contemporain pour la décroissance, l’imaginaire du proche et le collectif.


David Bosc, Le Pas de la Demi-Lune. Verdier, 192 p., 17 €


L’univers de David Bosc se nourrit de légendes, à la manière de certains livres pour enfants – le narrateur du Pas de la Demi-Lune est le relieur de ceux qu’écrit sa femme. Il est question de guerres claniques donc, et l’on entend des toponymes sonores, souvent japonisants, tels la ville de Mahashima, ou l’une de ses rivières, l’Uwonogawa. Il y a également des histoires de grand amour avec perte inconsolable de l’être aimé, et puis des objets médiateurs, quotidiens et presque cultuels, rayonnants comme l’incarnation de quelque symbole fondamental : le mur de pierre que l’on relève ensemble en cherchant à retrouver d’anciens savoir-faire, l’atelier où se trouvent les outils communs, la savate faite à la main « agréable au pied » (tout comme le bâton de marche, homérique, est « doux à la main »), les pichets de terre cuite et leur vin frais qui délie la langue. Il y a les rues, également, qu’arpente le narrateur en marche vers ses lieux d’enfance, des rues à taille humaine. Et puis la mer qui borde un littoral de pierres.

Le Pas de la Demi-Lune, le nouveau roman de David Bosc

La calanque de Morgiou, dans le IXe arrondissement de Marseille © CC3.0/Jddmano

Il faut souligner le talent très sûr de David Bosc pour dire la façon dont le corps, lorsqu’il est en marche, livré au désœuvrement de ses propres pensées, entre en relation, libre et heureuse, avec l’espace et le paysage qui vibre alors de signes et de présences, qui apparait en réinvention constante. Il faut souligner son goût pour la description des gestes, des techniques, des détails mi-concrets mi-oniriques, et relever l’artisanat littéraire, souvent très réussi, de ses propres phrases, traversées de haïkus – elles disent l’abondance du temps des mémoires retrouvées.

De fait – et c’est l’une des originalités du livre –, si des guerres anciennes ou récentes sont évoquées, elles sont présentées comme révolues. Mahashima est une ville qui semble sortir d’une longue léthargie, à une époque incertaine. Les puissants l’ont, un beau jour, désertée : ils ont emporté avec eux les rivalités politiques, économiques, claniques, et, sans le vouloir, fait aux habitants abandonnés le plus beau cadeau possible, celui de l’espace, du temps et des modes de vie collective à réinventer, sans changer de lieu. Alors l’écriture de David Bosc a quelque chose d’une spéculation morale : elle se plait à déployer ce qu’il adviendrait si un tel événement arrivait. Sans user elle-même du conditionnel, elle se tient dans la lumière tamisée d’un « on dirait que », aussi ouvert à la rêverie que le centre de Paris, fin juillet, ses grandes avenues à moitié vides, livrées au soleil et aux vélos : qu’adviendrait-il, en effet, s’« ils » ne revenaient jamais ?

Le Pas de la Demi-Lune, le nouveau roman de David Bosc

Cette écriture témoigne du goût contemporain pour la décroissance, pour la dé-puissance, pour la reprise ingénieuse (à la fois pragmatique et érudite) de l’existant selon de nouveaux usages, pour la fabrique manuelle, pour des modes d’organisation décentralisés, capables de réinventer le quotidien, de se passer de l’État et de chefs sans sombrer dans le chaos de l’autodestruction. Elle cherche à définir les contours d’une utopie pas tout à fait totalitaire ou idéale (il resterait quelques conflits ; des noyaux de méchanceté et même de prostitution infantile perdureraient, ici ou là, dans tel faubourg). Elle témoigne, néanmoins, d’une confiance dans la citoyenneté retrouvée, grâce au collectif. Elle pense les choses en termes de transferts et de bascules ; des forces se réagenceraient, des poids se répartiraient autrement : ce ne serait pas le chaos, ni même une révolution, ni la conquête d’un nouveau monde, mais une reconfiguration, plus heureuse, de l’ancien. Il y aurait moins de centralisation – quitte à perdre en grands équipements, en confort apparent – et davantage d’artisanat, de partage et de confiance en soi et dans les autres. Ce serait simple comme une nuit sans vent. Il y aurait l’ancienneté des sagesses et des poèmes pour accompagner les tâtonnements. Et les phrases alors, souvent, s’ouvrent à des formes de discussion intérieure, usent d’un art consommé du tiret, de l’incise. Elles dialoguent avec leurs parenthèses comme avec une parentèle éloignée.

Il faut dire aussi que cette utopie du proche joue, précisément, d’un balancement entre éloignement et proximité. L’histoire racontée de Mahashima s’étend sur plusieurs décennies, voire sur plusieurs siècles, mais l’action du roman tient, elle, dans le creux d’une main : plus exactement en deux jours et deux nuits, soit le temps pour le narrateur de marcher hors de la ville et de découvrir au-delà des lieux de son enfance, le village de Kallelongue. De même, les toponymes exotisants, souvent japonisants, font signe vers un ailleurs légendaire et utopique tout en laissant clairement affleurer un ancrage marseillais – dont la quatrième de couverture prend soin de nous informer. On reconnait ainsi sans peine le Roucas-Blanc, l’Huveaune, et bien sûr le Pas de la Demi-Lune d’où se découvre, près du rocher des Goudes, soudain la mer. C’est comme si David Bosc avait écrit avec, comme documents de travail ou sources de rêverie, le plan de Marseille et la carte IGN des calanques. Il prend ses distances fictionnelles un peu amusées avec la géographie, bien sûr, puisqu’il  renomme légèrement les lieux et les place dans le temps incertain de la légende, distend l’espace répertorié par l’imaginaire. Mais il rend aussi la géographie plus intime, plus proche, voire plus propre parce que plus homogène à son fantasme, à la manière d’un fétiche qu’on époussette et qu’on expose fièrement. Avec une jolie indolence, il laisse voir ou plutôt il expose, sans le dire, son travail de « renomination » et l’articule à l’espoir louable d’un monde plus habitable. Ici ou là, il compare, implicitement, ce travail à celui des remémorations de l’enfance, mythifiées mais présentées comme nécessaires. « Mahashima avait fini par réaliser, mais pour chacun, le monde idéal de son enfance. » Dans ce travail de réélaboration et de transparence, on croit reconnaitre la veine un peu lointaine du réalisme magique, un Christoph Ransmayr, mais qui serait heureux.

Le Pas de la Demi-Lune, le nouveau roman de David Bosc

David Bosc © Wiktoria Bosc

Et pourtant… et pourtant il y a dans cette fantaisie une sorte de clôture qui en laissera plus d’une et plus d’un sur le bord, prêt à savourer l’œuvre en esthète, pourquoi pas, mais sans véritable enthousiasme. C’est qu’on peut ne pas se retrouver dans cet univers des communs, des désirs lissés par la rêverie morale, par les présents de vérité générale, par le côté « livre de sagesse » de l’ouvrage et la volonté qu’on sent partout de rassurer le lectorat sur le fait que, hors l’État et la puissance, tout n’est pas chaos. Alors mille et un détails, insignifiants séparément, peuvent émousser l’adhésion : on se demande pourquoi les habitants se trouvent des habitations deux par deux ou seuls, et pas, quitte à se réinventer, par trois, quatre ou six – est-ce que la fiction ne peut pas aller plus loin que le mariage pour tous ? Le « monde idéal de l’enfance » ne serait-il pas bien plus conservateur et parfois plus fade qu’il n’y parait ? On se lasse des pots en terre cuite, et même un peu du jeu avec la géographie qui, en le légendifiant, transforme ici ou là l’espace en terroir. On finit même par regretter que, dans cette fiction de décroissance, l’art du vin soit préservé alors qu’on aurait, par exemple, préféré celui du mojito, ou pourquoi pas du coca-cola – tout en reconnaissant volontiers que ces boissons n’ont ni l’ancienneté littéraire ni le statut symbolique du vin. Bref, sans qu’aucun de ces détails soit décisif, leur accumulation opère. L’idée d’une ville désertée par ses puissants, rendue à l’imaginaire de chacun, continue, certes, de séduire, mais le « on dirait » du roman déroule des images trop policées, trop soucieuses d’une forme de sagesse et de respectabilité littéraro-culturelle pour qu’on s’y sente, enfant ou adulte, vraiment à l’aise.

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