Changer de vie en 1989

Né après la construction du mur de Berlin, Lutz Seiler avait vingt-six ans au moment où son pays natal, la République démocratique allemande, se fondit dans la République fédérale. Déjà connu comme poète, il publia en 2009 un recueil de nouvelles traduit en français en 2015 sous le titre Le poids du temps, puis un premier roman, Kruso. Lutz Seiler est de ces écrivains qui, comme Christoph Hein, Ingo Schulze, Peter Holtz et beaucoup d’autres, ont fait entrer la réunification allemande dans la littérature. Stern 111, son deuxième roman, est comme un long retour sur le « tournant » de la fin de l’année 1989, dont il dépeint les conséquences sur la vie de son héros.


Lutz Seiler, Stern 111. Trad. de l’allemand par Philippe Giraudon. Verdier, coll. « Der Doppelgänger », 576 p., 25 €


Ce héros, nommé Carl Bischoff, est originaire de Gera, ville industrielle de Thuringe – et aussi ville natale de l’auteur. L’ouverture de la frontière hongroise en mai 1989 inaugure, avec la fuite de nombreux citoyens est-allemands, une crise qui aboutira à la chute du Mur le 9 novembre 1989 : « C’était le moment ou jamais, on changeait de vie. Après le rideau de fer, le pont d’or. » Mais les parents de Carl, Inge et Walter, mènent une existence confortable en RDA et ne recherchent aucun nouvel eldorado. Ils profitent simplement de la situation pour réaliser le rêve qu’ils firent à vingt ans en découvrant les chansons et les rythmes nouveaux : rejoindre Bill Haley, la star mondiale du rock’n’roll, qui les avait invités aux États-Unis un soir de concert à Berlin. Le tournant historique imprévu devient ainsi l’occasion de vivre enfin leur vie, même avec trente ans de retard, même si Bill Haley est décédé huit ans auparavant.

Leur fils Carl est dans une situation différente. Il n’habite plus à Gera, et ses relations avec ses parents se sont distendues au fil du temps. Il a vingt-cinq ans lorsque la frontière s’ouvre (en même temps que le roman), mais Lutz Seiler est avare de détails sur les quelques années qu’il a passées hors du cocon familial : on apprend incidemment que le télégramme particulièrement laconique par lequel ses parents le rappellent à eux au début du roman lui parvient alors qu’il sort de clinique après une tentative de suicide, et sans en avoir informé quiconque. Il revient donc au bercail « comme un homme depuis longtemps porté disparu », dépité par les échecs qu’il a connus au seuil de sa vie d’adulte. Mais la chute du Mur représente pour lui aussi un espoir de changer de vie, non en quittant son pays, mais en devenant un poète suffisamment reconnu pour y vivre de sa plume.

Stern 111, de Lutz Seiler : changer de vie en 1989

Lutz Seiler © Heike Steinweg

Contrairement à la distribution traditionnelle des rôles, ce sont donc les parents qui quittent la demeure familiale, la laissant à la garde d’un fils qui ignore encore la raison et le but ultime de leur périple en Occident. Avant de partir, son père lui recommande tout particulièrement leur voiture, une Shiguli qu’il entretient lui-même avec amour (c’était « un homme qui murmurait à l’oreille des moteurs ») : elle devient par là même le symbole du lien de Carl avec son père et avec son enfance, mais elle ancre aussi la famille dans le décor de la RDA. Cette automobile construite en URSS sous licence Fiat contribue à ressusciter dans le texte l’ambiance et la couleur de la République démocratique allemande, tout comme le Stern 111, poste de radio fabriqué par un combinat est-allemand qui donne son titre au roman.

Après quelque temps, et sans rien dire à ses parents, Carl décide de quitter Gera au volant de la Shiguli pour tenter sa chance dans un Berlin en plein chamboulement : nombre de locataires s’étant volatilisés en même temps que l’autorité de l’État, les logements vides sont occupés et de nouvelles règles de vie instaurées. On tente de s’opposer à la spéculation immobilière qui commence, des artistes s’installent dans les squats, dont certains, comme le célèbre Tacheles, survivront très longtemps. Cette atmosphère inédite (et disparue) d’une ville sortant à l’état brut de sa division, et ouverte à tous les possibles, imprime profondément le roman de Lutz Seiler.

Maçon de formation, Carl est cultivé, doté d’un solide bagage littéraire, rêve d’être publié. Mais en même temps, il ne cesse de douter de sa capacité à écrire plus de vingt poèmes. Les rues de Berlin ont d’abord un parfum de poésie pour le féru de littérature qu’il est (elles lui rappellent des poètes comme Elke Erb, qui immortalisa la Kastanienallee dans le quartier de Prenzlauerberg). Mais il est rapidement adopté par un groupe de squatters sans doute pittoresques, mais surtout sincères, directs et authentiques. Comme Hoffi « le berger », flanqué de sa chèvre Dodo (étrange rencontre dans ce dédale urbain laissé à l’abandon), ils appartiennent tous à un monde qu’il ne connait pas, mais qui lui ouvre son premier vrai réseau d’humanité et d’amitié. Il travaille avec eux au Cloporte, en allemand Die Assel, qui deviendra vite un des hauts lieux de la scène artistique et bohème berlinoise. Il retrouve en la personne d’Effi un amour de jeunesse jamais véritablement oublié : renouer avec elle et faire des projets communs marque une étape nécessaire dans son entreprise de refondation de sa propre existence et d’affirmation de sa personnalité artistique. Mais leur relation sera beaucoup moins simple qu’il ne l’aurait désiré.

Comme ses parents, Carl s’efforce de ne pas laisser passer sa chance. Mais sa crise personnelle, tant sur le plan affectif que professionnel, peut-elle se résoudre à la faveur de la crise allemande et des bouleversements sociaux ? Elle en est en tout cas la traduction, ou le calque, comme si une personnalité pouvait se chercher et se perdre aussi bien qu’un pays.

L’auteur ne se risque guère à décrire ou à commenter, comme tant d’autres l’ont fait, les enjeux politiques de ce temps-là, ni à dresser des réquisitoires ou des bilans ; il n’explique pas, ne prend pas ouvertement parti, et surtout ne dévie jamais de la perspective littéraire qu’il a déléguée à son héros : quand celui-ci décrit dans une lettre à ses parents une manifestation à laquelle il n’a ni participé ni assisté, il la rend plus vraie que nature, car « il imaginait la scène et la voyait distinctement en écrivant ». Mieux encore, alors qu’il n’a pour s’éclairer que des bougies et des lampes de chantier, c’est un passage d’un livre de Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle, qui lui revient à l’esprit : la littérature nourrit donc le réel plus qu’elle ne s’en nourrit, et l’auteur semble avoir poussé les choses à l’extrême en montrant Carl empêtré dans son monde imaginaire au point d’éprouver les plus grandes difficultés à s’orienter dans celui qui l’entoure. « Tous ces textes qui pénètrent maintenant dans notre vie, pensa-t-il. »

Stern 111, de Lutz Seiler : changer de vie en 1989

La belle traduction de Philippe Giraudon reflète bien le souci de Lutz Seiler de capter et de restituer en poète le climat de ces quelques mois qui précédèrent et suivirent immédiatement la réunification, quand rien encore n’était certain ni définitif. Un état précaire qui correspond à l’état de ses héros au même moment : l’art de Lutz Seiler consiste à opérer une véritable symbiose entre le temps du calendrier et le devenir des personnages, la période de transition historique correspondant à la transition qu’eux-mêmes vivent dans leur chair. La Shiguli, à la fois produit emblématique de la société communiste et personnification de la vie familiale, symbolise cette double évolution. Carl, son dépositaire, s’en sert pour dormir, puis pour gagner sa vie en faisant le taxi, et il y abrite même ses amours. La voiture subit les outrages du temps, elle est cassée à Berlin, vandalisée à Paris – et réparée par des Russes encore présents sur le sol allemand qui fréquentent eux aussi le Cloporte. Lutz Seiler fait ainsi de la fiction romanesque le meilleur outil, peut-être le seul, qui rende sensible l’histoire des hommes par-delà le récit ordinaire des faits ou la froideur des analyses.

Il suggère, donne à voir et à sentir plus qu’il n’explique. L’accordéon que Walter ne quitte jamais représente son désir profond, inassouvi, de devenir musicien, et une pièce de monnaie refusée par une commerçante rappelle la fin du mark de RDA. Même si l’auteur est conscient que « ces jours-ci, on rebat les cartes du monde entier », son roman ne revient qu’incidemment sur les vagues successives de contestation, les grandes manifestations et les débats publics qui ébranlèrent la société est-allemande : la question qui se posait alors de réformer le pays ou de le laisser définitivement sombrer n’est guère évoquée, rien ou bien peu ne transparait par exemple des prises de position spectaculaires de Stefan Heym, Christoph Hein, Volker Braun, Heiner Müller, ou Christa Wolf. Stern 111 n’est ni une fresque historique, ni un monument funéraire dressé à feu la RDA qui en occupe pourtant la place centrale. Et son auteur ne manque pas de rappeler que « ce qui intéressait Carl, c’était la réussite du prochain vers, c’était ce vers et sa sonorité, non le naufrage du pays sous ses fenêtres ».

L’Ouest pour Inge et Walter, « une existence poétique » pour Carl : à travers les choix de vie opérés en ces mois historiques par des personnages sans doute nourris de sa propre expérience, Lutz Seiler dépeint longuement et méthodiquement les craintes et les espoirs de tous ceux qui ont eu à composer avec la déliquescence de l’ordre établi. La force de son roman est ainsi de lier les destinées individuelles à la construction de l’Histoire, et d’envisager les bouleversements moins comme un malheur que comme une chance d’élaborer des projets nouveaux, voire de ranimer des désirs refoulés, « comme si des parties de notre propre vie avaient eu lieu ailleurs, très loin ».

Là où beaucoup d’œuvres littéraires ou cinématographiques ont mis l’accent sur ce qui sépare les gens de l’Est et de l’Ouest, sur leur difficulté à s’unir ou à se réunir, là où la RDA disparue a pu susciter critiques ou nostalgie au prix de simplifications plus ou moins grossières, Lutz Seiler montre des êtres qui tentent de changer de vie et de devenir enfin ce qu’ils veulent être, mais sans aucune garantie d’y parvenir. Stern 111 peut donc être vu comme un roman social, historique, psychologique, mais peut-être aussi comme une interprétation moderne du roman de formation, car « ce n’est pas le lieu, c’est l’errance qui nous fonde ».

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