Les effets indirects du gaz sarin

Les livres d’Olivia Rosenthal fourmillent de questions. Certaines sont adressées aux personnes qu’elle interroge, d’autres au lecteur, ou à elle-même. Chacun de ses livres repose sur une interrogation personnelle, qu’il s’agisse de l’enfant naturel pour Éloge des bâtards, de notre perception du cinéma ou de la condition animale avec Que font les rennes après Noël ? Pas de livre sans la question qui le sous-tend. Les attentats au gaz sarin commis à Tokyo en 1995 sont à l’origine d’Un singe à ma fenêtre. Un récit qui conduit son autrice au Japon, mais pas seulement.


Olivia Rosenthal, Un singe à ma fenêtre. Verticales, 176 p., 17 €


Les premières lignes donnent une indication précise sur l’écriture telle que l’autrice la pratique : « Parfois on se trompe, on croit chercher quelque chose qu’on peut nommer très explicitement, mais on cherche autre chose sans le savoir, avec une détermination et un aveuglement inexplicables ». Une longue phrase suit, dont le sujet est un « on » à la façon Rosenthal : l’ironie se glisse où elle peut, et ôte de sa gravité au propos. Ici, ce « on » se lira aussi comme une façon de préserver la distance avec le projet. La narratrice veut enquêter sur les attentats terroristes commis dans le métro de la capitale japonaise par la secte Aum. Ce, pour ne pas risquer d’être « aspirée et engloutie et submergée par quelque chose de trop proche » qui s’est déroulé en 2015 à Paris. Olivia Rosenthal voit son dossier accepté et elle part à Kyoto. Elle y résidera le plus souvent.

Un singe à ma fenêtre, le nouveau roman d'Olivia Rosenthal

Olivia Rosenthal (2019) © Jean-Luc Bertini

Dès le début, le séjour a quelque chose d’étrange, de dérangeant, au-delà même du dépaysement inévitable. La traversée entre l’aéroport et le lieu de résidence ne permet pas de contempler le paysage : vitres fumées, murs antibruit, c’est comme si tout était obstrué. Dans l’appartement, la baie vitrée n’offre aucune vue. Un mur de pierre empêche qu’on admire les lieux : « On spécule sur les raisons d’un tel choix architectural, sans doute une manière de favoriser la production d’images intérieures, d’éviter la distraction, de repousser le divertissement qu’un tel spectacle pourrait offrir. »

La relative claustrophobie de la narratrice se réveille, mais ce n’est rien à côté d’autres évènements, à la lisière du fantastique : un gigantesque insecte, dont la morsure serait mortelle, arpente le mur de béton. Plus tard, elle verra un nid de veuves noires ou trouvera dans la bonde de l’évier une sorte de ver qui bloque l’écoulement. Les voisins ou responsables de l’immeuble lui donnent des inquiétudes… ou des conseils pour ne pas en avoir, pour prévenir. Habitué au pire, et notamment aux séismes, le Japon connait toutes les solutions d’urgence. Quant à l’espace de la maison, il surprend à plus d’un titre l’Occidental moyen : pas d’étagères, pas d’armoires ; on ne laisse rien trainer qui puisse attirer les animaux. C’est une société « calme » ; l’ordre règne, choisi par la majorité de la population, au sein de laquelle, toutefois, la violence d’un adolescent peut se déchainer de la pire manière.

Reste l’objet du voyage. L’autrice veut rencontrer des témoins, des victimes des attentats, des personnes qui se les rappellent, qui peuvent lui en parler. Autant le dire tout de suite, Un singe à ma fenêtre ne rassemble guère de récits sur les attentats à proprement parler. D’ailleurs, attentat devient « incident » ou « accident » dans la bouche des Japonais. Toujours éviter de heurter, toujours cette politesse que l’on applique comme un cliché au pays.

Les divers protagonistes racontent, dans un « lieu qu’on imagine doux, confortable et surtout suffisamment confortable pour recevoir leurs paroles incertaines, bredouillantes, hésitantes ou rompues ». Tout ce qu’entend la narratrice est éclairant, émouvant, voire, à bien des égards, bouleversant. Celle qui questionne et écoute ne verse jamais dans une psychanalyse de bazar. Pourtant, quand Sachiro parle, un simple préfixe devant un verbe a de quoi nous arrêter. Nous tous. Sachiro est née à la fin de la guerre au Japon. Ses parents ont vécu en Mandchourie et ont eu, avant elle, deux enfants. Elle-même n’y est jamais allée. Elle emploie le verbe retourner : « J’ai ruminé ce verbe si longtemps qu’il est encore là, depuis ma rencontre avec elle. On retourne. Là où on n’a jamais mis les pieds. On va voir ce qu’on a en soi sans le vouloir. On se décrypte soi-même à l’aune d’un lieu, d’un nom, d’un paysage et d’une histoire antérieure à laquelle on n’a pas participé ». Sachiro évoque alors le « groupe 731 ». Quand Sachiro parle des singes de Mandchourie, l’horreur se révèle. Ce que des médecins ont commis dans le camp de Harbin est similaire à ce qu’ont fait les médecins nazis dans les camps d’Europe.

Un singe à ma fenêtre, le nouveau roman d'Olivia Rosenthal

Parmi les récits directs des attentats de 1995, celui de Keiko frappe. Jeune femme alors, elle était liée à un membre important de la secte. Elle a pensé le contacter après son arrestation. Elle ne l’a pas fait ; il a depuis été exécuté : « Le récit de Keiko était troué de silences, poudre d’or délicatement appliquée sur les brisures et morceaux épars qu’elle avait décidé pour elle et pour nous d’assembler. »

Les autres témoignages traduisent presque tous une angoisse diffuse quant à la disparition du pays. Certains la font remonter à la fin du Japon traditionnel avec la défaite de 1945, d’autres à l’accident nucléaire de Fukushima. Pour Yaouyo, l’attentat a servi de révélateur, il a transformé sa vie de manière plutôt heureuse.

La narratrice recueille leurs récits dans des lieux divers. La relation des témoins avec le pays natal va rarement de soi. Quand c’est le pays natal. Ainsi de cette Anglaise mariée avec un Sri Lankais et dont les enfants, métisses, vivent au Japon sans être d’ici ou d’ailleurs. Ou de Nao, Japonais rencontré à Kigali, qui a choisi de mener des recherches sur les femmes coréennes traitées en esclaves sexuelles. Une recherche pas très innocente. Longtemps, écolier ou collégien, il a rédigé un devoir pour rendre hommage aux morts d’Hiroshima. Il ne se voyait aucun lien direct avec la cité martyre. Jusqu’à ses quatorze ans : il a alors appris ce qu’avait vécu son grand-père. Médecin et sauveteur jusqu’en décembre 1945, irradié, il était mort des suites de cette exposition aux rayons. Menées dans des archives en Europe, les recherches de Nao sur les violences de l’armée japonaise étaient sa manière de réagir. Mais il n’en disait pas grand-chose.

La narratrice écoute, transcrit, tente de comprendre ce monde lointain. Dans la rue, elle règle son pas sur celui des plus fragiles, peut enfin s’égarer dans le labyrinthe et retrouver sa route. Elle choisit un cheminement par la lenteur, laisse sa place au vide pour apprendre à « entendre ce qui se murmure, ce qui s’échappe, ce qui, par-dessus tout, frémit ». À Ken, un de ses interlocuteurs, elle aurait voulu demander comment accepter la tristesse : « Et il m’aurait sans doute répondu que sans la tristesse la vie est si légère qu’on ne la sent même pas passer. À quoi servirait un vie que rien ne mesure, à quoi bon une existence absolument sans gravité ? »

À la fin de chaque chapitre, la narratrice pose une série de questions – souvent très banales, presque naïves ou enfantines, à la deuxième personne du singulier. Un « tu » qui ouvre un champ d’écriture au lecteur, un tu comme un miroir. Toutes les questions qu’elle se pose la concernent profondément. Les livres d’Olivia Rosenthal sont traversés par un secret, une douleur dont elle parle avec plus de netteté ici et qu’elle parvient enfin à libérer par les larmes. D’abord quand elle se rend à Teshima où sont rassemblées les « Archives du cœur », cette bibliothèque constituée par Christian Boltanski, puis à son retour en France, à l’occasion de la mort de son père : « j’ai regretté de n’avoir pas pleuré trente-cinq ans plus tôt, de n’avoir pas parlé trente-cinq ans plus tôt, de n’avoir pas supporté trente-cinq ans plus tôt la disparition de ma sœur ainée, je m’en suis voulu d’en être encore là après tant d’années, toujours au même point et au même âge ».

« La tristesse durera toujours », disait Pialat citant Van Gogh. Olivia Rosenthal le dit à sa façon avec ce Singe à ma fenêtre. Ce livre n’est pas qu’un simple jalon dans l’œuvre de l’autrice. Il fait certes écho à Mécanismes de survie en milieu hostile, aux textes plus récents ou plus anciens, mais il marque une forme d’accomplissement par l’émotion à peine retenue qui en émane, et ne laisse pas indifférent. Qui lira ces pages sentira sans doute qu’on y parle de lui et du monde dans lequel il vit. L’effet en est libérateur.

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