Hypermondes (21)
À leur origine éminemment masculins, le fantastique, la fantasy et la science-fiction se féminisent de plus en plus. Des traductions et rééditions permettent de revenir sur différentes étapes de cette évolution. Le premier tome de La trilogie du Losange de Françoise d’Eaubonne, Le satellite de l’Amande, mêlait ainsi dès 1975 science-fiction et écoféminisme en un récit d’exploration spatiale. Avec Blackwater, Michael McDowell – certes un homme – mène une saga familiale dans le Sud des États-Unis, dont tous les personnages dominants sont des femmes. Enfin, Le serpent, de Claire North, et Des bêtes fabuleuses, de Priya Sharma, illustrent le talent et les thématiques des autrices de l’imaginaire anglo-saxon contemporain.
Michael McDowell, Blackwater. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Yoko Lacour et Hélène Charrier. Monsieur Toussaint Louverture, 6 tomes, 260 p. chacun (sauf le tome 3 : 240 p.), 8,40 € chacun
Françoise d’Eaubonne, Le satellite de l’Amande. La trilogie du Losange, tome 1. Des Femmes-Antoinette Fouque, 208 p., 15 €
Claire North, Le serpent. La maison des jeux, tome 1. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Michel Pagel. Le Bélial’, coll. « Une heure-lumière », 160 p., 10,90 €
Priya Sharma, Des bêtes fabuleuses. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Anne-Sylvie Homassel. Le Bélial’, coll. « Une heure-lumière », 112 p., offert pour l’achat de trois livres de la collection
En 1983, les six tomes de Blackwater connurent un succès commercial considérable. Écrivain prolifique, Michael McDowell (1950-1999) travailla aussi pour le cinéma, notamment sur Beetlejuice de Tim Burton. Collectionneur d’objets mortuaires, il était originaire de l’Alabama où il situe Blackwater, cadre idéal pour un livre à la croisée de la chronique provinciale et du roman d’horreur gothique. La crue, le premier tome, commence avec le sauvetage d’Elinor Dammert par Oscar Caskey lors d’une inondation. Elinor va épouser Oscar, héritier de la famille la plus riche de la petite ville de Perdido, et Blackwater va se concentrer sur la lignée Caskey, de 1919 aux années 1970. À peine évoquée, l’actualité s’efface devant la success story familiale, menée à grands coups d’exploitation de la nature – bois puis pétrole.
Le récit des mariages, achats et accroissements de fortune pourrait être un peu lassant si Michael McDowell n’y superposait pas une représentation subtile des luttes de pouvoir et des relations complexes au sein d’une famille. Chez les Caskey, les femmes dirigent. Les hommes sont tous falots. Les premiers tomes résonnent de l’affrontement entre la fascinante Elinor et sa belle-mère à l’amour aliénant, Mary-Love. Les suivants se concentrent sur les rapports compliqués d’Elinor avec ses deux filles, mais tous les personnages sont intéressants. On les sent aimés de leur auteur, même quand ils laissent leur vie devenir morne et monotone.
La force de Blackwater tient au contraste entre ce flux d’existences finalement assez conformistes et les brusques explosions d’étrangeté et de violence liées à la nature particulière d’Elinor. Sous le cours paisible de la saga familiale, affleure brusquement le gothique du Sud, celui des marais et des maisons hantées, des enfants disparus et des secrets étouffés sous la bienséance. Blackwater donne un peu l’impression d’avoir été écrit par un écrivain Dr Jekyll et Mr Hyde, le second faisant irruption dans le récit bien tenu du premier, comme si Shirley Jackson donnait des coups de canif dans le manuscrit d’Autant en emporte le vent ou le scénario de Dallas. Mais, petit à petit, on en vient à penser que les deux aspects se rejoignent, que la brutalité des humains ordinaires, que ce soit celle du viol et des armes à feu ou la violence symbolique qui évince l’affection, vaut celle des monstres.
C’est par la représentation de personnages ambigus et contradictoires et par la dualité de son héroïne, à la fois attachée aux eaux libres et foreuse de puits de pétrole, digne femme au foyer et créature sauvage, que Michael McDowell crée la discordance singulière qui fait vibrer Blackwater.
Le satellite de l’Amande, publié en 1975 par Françoise d’Eaubonne (1920-2005), figure du féminisme des années 1970, décrit un monde radicalement dominé par les femmes. Au terme d’une série de guerres, elles ont réussi à prendre le dessus sur « ceux-là mêmes qui auraient assassiné notre planète sans la révolution d’Anima », les hommes. « L’Âge des Fécondateurs » a été remplacé par « l’ère Ectogenèse » où les femmes se reproduisent par clonage. Cette société exclusivement féminine, le lecteur la découvre à travers une mission spatiale explorant le satellite d’un soleil en forme d’amande.
Tout en affrontant l’inconnu et en gérant les relations entre les membres de l’équipage, Ariane, la cheffe, et Concepción, la navigatrice, discutent de l’histoire et des différents aspects de leur monde sans hommes. Pourtant, Françoise d’Eaubonne ne décrit pas un système manichéen. Avec humour, elle détaille une idéologie où la loi SCUM a conduit à l’extermination des « dernières androcées », où l’on chante les héroïnes du passé, « Mélusine, Esmeralda, Blanche-Neige et Solanas, Théroigne, Esther, Antigone », comme les guerrières du dernier conflit, mais ses personnages interrogent aussi les limites de leur société, notamment la volonté de faire table rase du passé en dissimulant l’histoire à la majorité de la population, ou le fait que le clonage implique de « reproduire les types déjà existants, sans pouvoir en inventer d’autres ».
Parallèlement à leurs doutes quant à une idéologie trop rigide, Ariane et Concepción éprouvent un trouble de plus en plus grand devant une planète qui apparait mystérieusement vivante et dont le lecteur finira par reconnaitre la nature. Françoise d’Eaubonne réussit à représenter les idées et les questionnements propres à l’écoféminisme, dont elle fut une pionnière, à travers un récit plaisant et bien écrit, jouant avec subtilité des codes de la SF. Les éditions Des femmes-Antoinette Fouque publient également le tome 2 de La trilogie du Losange, Les bergères de l’Apocalypse, qui développe l’univers présenté dans Le satellite de l’Amande. Le tome 3, inédit, Un bonheur viril, paraitra le 10 novembre.
Au lieu d’un renversement des pouvoirs, les littératures de l’imaginaire d’aujourd’hui représentent plutôt l’oppression des femmes d’une manière paradoxalement réaliste. Remarquablement écrit, Le serpent de Claire North arrive à renouveler un motif déjà bien exploité : Venise, ville de jeu et d’intrigues. Au début du XVIIe siècle, Thene, fille d’un riche marchand, est mal mariée à un noble désargenté. Elle va trouver dans le jeu un moyen d’affirmer son intelligence et sa supériorité sur son mari. Ayant démontré dans une maison de jeux ses talents, elle sera conviée à les pratiquer à l’échelle de la ville. Avec une grande acuité et une grande douceur, Claire North cisèle un récit vertigineux autour des questions de destin et de liberté.
Chaque personnage secondaire qui sera l’une des pièces jouées par Thene est un douloureux exemple de perte de la maitrise de sa vie. Que chacun en soit responsable ou victime de la fatalité est laissé à l’appréciation du lecteur. Quelle que soit la réponse, Le serpent, magnifique texte, exhale une mélancolie douce-amère.
Comme Blackwater, la longue nouvelle de Priya Sharma Des bêtes fabuleuses met en scène une lignée de femmes dont l’ascendance n’est pas celle de simples êtres humains, et nous invite à reconsidérer la notion de monstruosité. Comme Le serpent, elle se concentre sur une héroïne en lutte pour sa liberté, mais Lola évolue dans le Nord de l’Angleterre, entre pauvreté et déclassement. Son oncle Kenny sort de prison : elle va devoir se protéger.
L’autrice, dont le court roman Ormeshadow, salué par la critique, manquait peut-être un peu d’originalité, arrive magistralement ici à installer une atmosphère sombre et raréfiée, pesante et sèche comme un terrarium, rude comme une peau écailleuse, dans laquelle Lola et sa mère, prisonnières de leur environnement familial et économique, se débattent. Des bêtes fabuleuses représente de façon très forte le double combat à mener lorsqu’on est femme et différente, illustrant le sens de l’étrange qu’on retrouve dans chacun de ces quatre textes et qui explique le plaisir qu’on a à les lire.