Le premier mot est un « clac », bruit et signal d’un enregistreur qui a conservé la voix de l’ancien résistant Onésime Sanzach. C’est dire combien, d’emblée, Le champ des cris ne se place pas dans le temps des événements, ni dans celui de leur mémoire, mais peut-être dans un tiers-temps, celui de ce qui reste quand le passé a déjà été conservé, raconté, commémoré. Parmi les nombreuses enquêtes qui peuplent la littérature contemporaine, celle, très romanesque, d’Adrien Genoudet propose un cheminement vers la violence de l’histoire qui croit (encore) à la puissance de la parole.
Adrien Genoudet, Le champ des cris. Seuil, 400 p., 21 €
Né en 1988, auteur d’un premier roman sur les attentats du 13 novembre 2015 (L’étreinte, Inculte, 2017) et d’une recherche sur la collection photographique d’Albert Kahn (L’effervescence des images, Les Impressions Nouvelles, 2020), par ailleurs animateur de la revue Entretemps créée avec Patrick Boucheron, Adrien Genoudet appartient à une génération qui n’a pas vécu la Seconde Guerre mondiale, mais n’a pas non plus grandi avec la séparation entre ses mythes fondateurs et ses marges. Pour cette raison même, il est peut-être capable de les percevoir et d’en faire la matière d’un livre, semblable à un grand dépôt d’histoires – celles qui sont restées en nous dans l’attente d’un récit.
Le roman national s’incarne ici dans Onésime, maquisard de la Nièvre devenu colonel de l’armée française. La mort de ce patriarche tyrannique et reclus a laissé sa maison vide, dans l’impasse du « champ des cris » où s’installe pour un temps indéterminé le narrateur – son petit-fils ? ce ne sera jamais vraiment dit. Après une rupture amoureuse, n’ayant « plus d’endroit où aller », le jeune homme retrouve quelques souvenirs d’enfance (murs qui suintent, omelette à l’eau). Mais il rencontre surtout un passé qui n’est pas le sien, la « période de résistance » et la jeunesse d’Onésime, orphelin grandi ici même avec ses grands-parents depuis la catastrophe ferroviaire du tunnel des Batignolles, le 5 octobre 1921. Aux cris des victimes de l’accident succèdent ceux des asiles, et bientôt des maquis, puis de Nevers libérée.
Pour ce jeune homme en mal de passé (mais cela vaut aussi pour le lecteur avançant dans cet épais roman aux nombreuses voûtes et arcades), tout se passe comme si, une fois dans l’impasse, il était difficile d’en sortir sans prendre le temps de les écouter tous, ces cris, sans exception ni préférence. Cette matière prendra forme dans les voix des protagonistes qui composent, par accumulation et au fur et à mesure de leur montage par symbiose, la biographie d’Onésime. Il y a bien cet enregistrement réalisé par un historien, mais il n’aboutit pas vraiment. Une deuxième voix rapportée intervient rapidement et donne un point de vue littéralement d’à côté ; c’est la voix de Nicole, la vieille voisine, gardienne des clés et des plantes, premier amour d’Onésime et désormais seule fréquentation (hormis un corbeau) que s’accorde le narrateur. Il y a enfin, méditative et sensuelle à la fois, attentive aux odeurs, aux aliments, aux objets comme au flux d’une pensée emportée dans son propre flot, conquérante et victorieuse, parfois outrée, masculine en un sens, sa propre voix, qui, même si elle bute sur les impasses du présent et du passé, s’efforce sans relâche d’en joindre tous les bouts.
C’est en faisant entendre avec habileté deux écritures, deux types de parole, qui deviennent deux modalités de déplacement dans le temps, qu’Adrien Genoudet parvient à faire avancer avec une étonnante grâce ce lourd engin romanesque qui aurait pu s’enliser dès les premiers mètres. L’exploit est donc de taille et, parmi les livres des jeunes auteurs de cette rentrée, celui-là, sans doute formellement plus complexe que d’autres, s’affirme à bien des égards singulier, souvent éclatant, tant par sa réflexion sur les tensions de l’histoire française que par ses propositions esthétiques pour l’écrire.
Le champ des cris avance d’abord selon une rotation continue des deux intermédiaires nous ouvrant la voie du passé, Onésime et Nicole. Leur transmission est assurée par une transcription de leur parole ponctuée par des tirets plus ou moins étirés, dans un mime de l’entretien tel que peut le mener un historien ou un ethnologue. Cela donne (il faut le voir pour l’entendre) : « – et je ne le vois pas mentir – ou exagérer — mais bon — moi je l’ai su par les uns et les autres – comme ça – comme une rumeur quoi – et puis faut dire qu’on sait pas grand-chose – en somme – si tu réfléchis bien – on s’imagine la scène —————— mais —————— mais disons que —— avec le recul – avec l’âge – le temps qui passe – avec le reste – avec ce que je sais — du reste – du reste de sa vie – eh bien – je peux te dire que ça ne me paraît pas farfelu ». Le procédé formel peut effrayer au départ, ou paraître trop artificiel, mais il finit par instaurer un rythme de lecture second et autonome, qui laisse les silences et les hésitations s’inscrire dans la page et dans la parole.
Ce dispositif n’empêche pas un autre régime d’écriture de prendre corps et de nous emporter. Avec la parole hachée, balbutiante, des acteurs-témoins, Adrien Genoudet fait dialoguer celle, vigoureuse et affirmée, du narrateur qui semble en quête de sa propre parole. S’il y a lyrisme ici, c’est bien dans l’adhésion de ce personnage à sa propre parole et dans sa foi en les capacités du langage à atteindre avec un intouchable et un invisible, un monde perdu, le passé lui-même. Mais cet emportement – ô combien ancien dans le rêve de la littérature et auquel le lecteur contemporain est désormais peu habitué – est systématiquement équilibré par l’intervention régulière de la voix plus tremblée, plus hésitante de Nicole. Cette alliance est une véritable réussite, parce qu’elle s’efforce de donner à chaque voix un style, une manière d’appréhender l’histoire sans jamais décider laquelle serait la bonne.
Ouvert à tous les vents de l’histoire qui le précède, le narrateur n’est ici qu’un passeur. Et s’il s’incarne véritablement en nous, s’il parvient à toucher un point inconnu en nous, c’est moins par ce qui lui arrive dans cette maison – pas grand-chose, à vrai dire – que par ce qui lui arrive dans sa parole – un évènement intérieur. Adrien Genoudet ne craint pas la métaphore : bloqué dans sa vie, son personnage est dans une impasse ; le chemin où le conduit le récit va consister à l’en faire sortir, on le vérifiera à la dernière phrase. Il ne rechigne pas devant un certain excès, une insistance sur certains motifs. À rebours d’une forte tendance contemporaine à l’économie des moyens, il cherche une densité de la phrase passant par un foisonnement qui n’est pas sans rappeler des auteurs comme Louis Calaferte ou Louis Guilloux, ou encore les premiers romans de Richard Millet. En multipliant les détours narratifs et les pistes formelles, un tel roman rejette certes certains codes et modes de son époque (qui aurait pu attendre un récit documentaire bien plus direct), mais il pose avec une subtilité profonde la question de son rattachement aux voix du passé : Le champ des cris raconte finalement l’histoire d’un homme qui, en convoquant les voix du passé et en inventant la sienne propre, parvient enfin à revivre. Adrien Genoudet a transformé une matière difficilement maniable et hautement inflammable, la violence vécue par celles et ceux qui nous ont précédés, en une forme à la fois enquêtrice et fantasmagorique, insistant autant sur la présence du passé que sur la distance qui nous en sépare, capable de penser autant la possibilité d’en ressentir les ondes lointaines que la certitude mélancolique de le manquer toujours.