Siamo tutti pasoliniani ! (4/4)
Quatrième et dernier volet du feuilleton publié à l’occasion du centenaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini : Hervé Joubert-Laurencin lit la correspondance du poète et cinéaste, éditée par Nico Naldini et Antonella Giordano.
Pier Paolo Pasolini, Le lettere (1 258 lettres). Édité par Nico Naldini et Antonella Giordano. Garzanti, 1 552 p., 60 € (1)
Dans un filet de voix adressé à Jean-André Fieschi à la fin de son Pasolini l’enragé (ce document inépuisable filmé pour la télévision française en 1966), et en réponse aux questions : « Éprouvez-vous de la difficulté à travailler ? » puis : « À quoi correspond cette fécondité extraordinaire que vous avez ? », Pasolini n’a qu’une seule réponse : il faut « vaincre ou mourir », toute œuvre implique une « preuve d’existence » et, dans son timide français, il ajoute encore : « Toujours, c’est comme ça, toujours on risque de mourir ». On pourrait affirmer que cette nouvelle Correspondance décline cette affirmation le long de ses 1 500 pages et de ses 1 258 lettres. La multiplicité privée et publique de Pasolini étant si obsessionnellement cohérente, on peut également noter que déjà l’ancienne édition, qui ne proposait que 958 lettres, et même son anthologie française, aujourd’hui vieille de trente ans, avec ses 159 lettres, le laissaient parfaitement comprendre (2).
Toutes les correspondances relèvent de l’extimité. Les lettres sont censées traduire une vie intérieure en paroles jetées vers l’extérieur. Leur forme d’énonciation, l’adresse à un autre, ou à une autre, parce qu’elle est personnalisée, limitée et tendue vers un but pratique du moment, semble suspendre la généralisation, l’arbitraire, l’opinion générale valable pour tous et s’adressant à tous, ne déboucher sur le commun que par une voie anormale, strictement singulière et intérieure. Très vite, le lecteur des lettres écrites par un autre ou par une autre – et encore plus le lecteur d’une correspondance éditée, classée, complète, rendue à une chronologie dans l’après-coup, présentée, organisée – s’accorde sur la potentielle et comme naturelle hypocrisie de l’auteur des lettres, a fortiori s’il était déjà un écrivain ou s’il allait le devenir : impossible qu’il n’ait pas voulu écrire ce paragraphe, cette formule frappante, ce bon mot, cette pseudo-vérité de lui-même autoproclamée pleine de distance, pour l’éternité, pour la postérité, pour d’autres destinataires que celui dont le nom figure sur l’enveloppe : pour moi ! Ainsi la boucle est-elle bouclée : moi, hypocrite lecteur, suis devenu son frère, le véritable destinataire de sa lettre, à condition, paradoxalement, que je me persuade qu’il a voulu, en réalité, écrire pour n’importe qui tout en se regardant dans un miroir futur, jeter une bouteille à la mer qui renfermait son autoportrait.
Les lettres de Pasolini font comprendre avec une évidence sans pareille que, pour toutes ces raisons, toutes les correspondances pourraient s’intituler : « Je vous écris d’un pays intime ».
Réversibilité du monde privé et du monde des autres et analyse de soi comme d’un dehors étaient des constantes des lettres déjà connues : « Je hais la discrétion » (1397). « Je me regarde […] et je me vois […] comme un fou dans un corps » (488). « Je me détachais de moi-même et m’étudiais sans cesse » (531). Jusqu’à la forme de l’éros, en un sens : « mon homosexualité était en plus, elle était dehors, elle n’avait rien à voir avec moi. Je l’ai toujours vue à mes côtés comme un ennemi, je ne l’ai jamais sentie à l’intérieur de moi », écrit le poète, dénoncé comme un déviant social en 1950. Tandis que l’activité littéraire formait un pont : « les mots sont l’anneau qui nous lie aux formes inconnaissables, la métaphore, μεταφορά, qui nous porte au-delà, c’est-à-dire hors de nous, dans le doux monde » (488).
S’y révélait aussi une séparation radicale entre les années frioulanes et les années romaines puis internationales, le pivot étant la fin de l’année 1949 : procès de mœurs et départ à Rome. Nous constatons aujourd’hui que les années 1950 d’installation à Rome, à savoir la progressive entrée dans le monde des lettres et le monde du cinéma romains, sont énormément documentées par les lettres, tandis que les années 1960 et 1970 le sont beaucoup moins. C’est donc un avant et après Accattone, le premier film réalisé à quarante ans, qui coupe en deux parties inégales la vie écrite de Pasolini. Deux cent cinquante pages couvrent la période 1960-1975 contre neuf cents pour 1941-1959, six cents pour les seules années 1950 (c’est grâce à celles-ci, par exemple, que j’ai pu suivre à la trace ses multiples contrats de scénariste entre 1954 et 1960, qu’il n’avait jamais mis en avant, mais qui l’ont fait vivre).
Une puissante continuité de l’être émergeait de l’ensemble, toutes époques confondues : « On ne se perd jamais, la corruption est impossible », parfois entrevue au-delà du seul soi : « Le corps nu est le plus vrai, son étreinte est le seul pont qui puisse être jeté sur l’abîme de solitude qui nous sépare les uns des autres » (449).
Avec la nouvelle édition, se confirme la beauté des lettres de jeunesse, le bonheur plein d’angoisses des années 1940 : « Les hommes sont un marais où l’on s’enfonce […] Nous nous enfonçons dans des sables mouvant de visages, d’yeux, de seins, de cheveux, de voix et de cris » (5 juin 1943, 451) ; se continue le regard du dehors, la perception du présent au futur antérieur, et même l’importance des nuages : « Comment croire à quelque chose de consolant, de parfait quand les enfants d’hier sont aujourd’hui des êtres méconnaissables habillés de neuf, et leur visage reste immobile et sinistre tandis que leur tendre apparence d’enfant jaunit sur les photographies, si pas un jour n’est égal à l’autre, si pas une seule fois nous ne retrouvons une page de vie humaine parfaitement égale à celle d’hier ? Et puis il y a ces jours qui nous passent au-dessus de la tête sans nous toucher, à ce point qu’il me semble m’être mis à l’écart et les voir passer comme des ombres de nuages sur un pré. » (ibid.)
Une nouvelle femme attirée par le beau Pier Paolo ressort des lettres nouvelles, Maria, du Frioul, amie de jeunesse qui lui écrit une première fois sans le connaitre, en tant que meilleur danseur de rumba de la région pour prendre des leçons et danser avec lui au bal des ouvriers (« personne ne vous surpasse. Vous acceptez, n’est-ce pas ? », 73). Puis, lors du terrible moment de l’accusation de détournement de mineurs, elle lui envoie une très belle lettre de solidarité (qui le fait pleurer de commotion et lui redonne, dit-il le lendemain à un ami, « une certaine foi dans les relations humaines ») en lui racontant qu’elle a rêvé de lui et de sa mère, que dans son rêve elle pouvait le sauver en lui offrant un bouquet de fleurs des champs : « malheureusement, notre vie n’est pas un rêve. Ce serait trop simple de te rentre heureux avec un bouquet de violettes, alors que je donnerais ma vie pour que tu le sois » (8 février 1950, 636, n° 3).
Sur la mort de son frère cadet Guido (tué en février 1945 par des partisans communistes italiens sous influence titiste parce qu’il était dans un maquis autonomiste frioulan anticommuniste qui fut trahi par ses « frères d’armes »), onze pages inédites très particulières ont été ajoutées. Il s’agit d’une lettre envoyée à un mort. Un journal intime des jours qui suivent l’annonce de la mort de Guido, daté des 12-18 mai 1945 sous forme de lettre et d’adresse au frère. S’y déploient le récit de son départ au maquis et des informations indirectes et partielles que Pier Paolo eut de sa vie dans les montagnes, d’une introspection qui cherche à fixer les sentiments, qui nomme la haine pour ses assassins communistes, y compris sous la forme de la peur qu’ils font régner même auprès des partisans qui pourraient en dire plus une fois revenus au village ; mais surtout advient une longue surprise : le récit, en tout point manzonien, d’une rencontre avec un prêtre résistant, Don Lino, le premier capable de donner au poète des détails sur la mort de son frère et, pour cela, une raison de lui survivre affectivement à travers un deuil véritable pour la famille.
Un nouveau personnage pasolinien est né (476-477), à travers un récit que je résumerai pour finir : Rencontre à la messe. Bonté, clarté, virilité du prêche. Approche prudente et méfiante de Pier Paolo. Séance de déshabillage qui révèle, sous la soutane, l’uniforme du maquis de Guido (le foulard vert sur les épaules). « Visage archaïque », « immobile éloignement, presque une absence » du corps agenouillé, « espèce de politesse sacrée », « délicatesse spéciale, si virile », lorsqu’il vient redire, après l’église, les mots apaisants sur l’héroïsme de Guido dans la maison de sa mère, qui pleure comme une petite fille. Difficulté d’élocution qui se révèle être une force de persuasion. Étrange rite de l’argent donné par le partisan à la famille contre un reçu, un geste qui glace Pier Paolo qui n’aurait pu s’imaginer devoir recevoir un jour, dit-il dans sa lettre d’outre-tombe, « de l’argent (?) pour ta mort ». « Je le quittai avec la conviction (et c’était la première fois que cela m’arrivait) d’avoir vu de mes yeux un homme meilleur que nous. »
Avec cette conviction, je quitterai la série Pasolini.
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Il s’agit de la deuxième édition, en italien, de la Correspondance ; la première édition a paru à Turin en deux volumes en 1986 et 1988 : Nico Naldini (dir.), Lettere 1940-1954 et Lettere 1955-1975, Einaudi, coll. « Biblioteca dell’Orsa », 958 lettres ; traduction française partielle par René de Ceccatty : Pier Paolo Pasolini, Correspondance générale 1940-1975, Gallimard, 1991, 159 lettres).
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Je renvoie à « Une vie dans les lettres », ma recension de l’édition française, publiée en avril 1992 dans Positif n° 374 et reprise en ouvrage dans Hervé Joubert-Laurencin, Le dernier poète expressionniste. Écrits sur Pasolini, Les Solitaires intempestifs, 2005.