Présence du passé

Jean-Jacques Gonzales revisite ce qui reste de la mémoire de son enfance oranaise à partir de quelque deux cents photographies prises par son père. Un livre d’ombres et de lumière.


Jean-Jacques Gonzales, Conversation tardive. L’atelier contemporain, 208 p., 25 €


Ça commence dans le temps d’avant, quand l’auteur de ces lignes n’était pas encore né : « Souriants. Sûrs d’eux-mêmes. Manuel est à droite. Écharpe. Pardessus. Ils avancent résolument vers le photographe. Peu de soleil. Hiver. Le cadrage laisse apparaître une arrière-scène profuse. Nous sommes au centre-ville. Tout l’indique. Trottoir. Magasins. Réverbères (je retrouverai les mêmes quelques années plus tard à Paris). » On pense souvent à Perec, les descriptions de photographies au compte-fils que l’on trouve dans W ou le souvenir d’enfance, comme des mots posés sur une évidence qui n’en est pas une. On entend aussi un peu du Barthes de La chambre claire, cette tentative de saisir l’insaisissable, l’émotion qui se laisse entrevoir et se dérobe pourtant. Le propos, sinon le centre, du livre-album de Jean-Jacques Gonzales se situe sans doute là, entre le désir d’aller au bout d’un voir, et la quasi-impossibilité de relier ce voir à une mémoire : « Je cherche une image dont je ne me souviens pas. Je trouve des traces de ce dont je n’ai aucun souvenir. »

Conversation tardive, de Jean-Jacques Gonzales

© L’atelier contemporain

Jean-Jacques Gonzales est né à Oran en 1950. Il a dû quitter son pays avec sa famille en juin 1962, comme tant d’autres Français d’Algérie. Sur cet exil forcé, il a écrit un petit et juste récit, Oran, dans lequel il revient sur le « théâtre des évènements », l’incompréhensible mur qui se dressa entre les uns et les autres, la terreur qui régna dans un pays qui se fractura au-delà de l’imaginable. Restent de cette époque, et au-delà, de nombreuses photographies prises par Manuel, le père de l’auteur, amateur éclairé, et qui constituent autant le point de départ que le point de fuite de son dernier livre.

Conversation tardive ne continue pas vraiment Oran, il en est plutôt le pendant négatif, la part manquante d’un récit qui n’a pu se dire tout à fait. D’où l’impression, persistante, que l’auteur ne part banalement pas en quête de souvenirs à partir d’images, mais plonge dans l’absence d’images que suscite le souvenir et, aussi bien, l’absence de souvenirs qui émane des images. Comme une ombre persistante, « écrasante » : « Posé sur le trottoir. Toujours à la même heure. Ombre sèche. Pas d’autre passé que l’enfance ? »

Conversation tardive, de Jean-Jacques Gonzales

© L’atelier contemporain

Qu’est-ce qu’une photographie ? Une énigme à ciel ouvert, ou, si l’on préfère, une forme d’illumination-déception. D’une certaine manière, Conversation tardive est un album de mots qui lutte contre le mutisme des photographies, avec tout le soin apporté à la datation, l’effort fait pour retrouver le lieu où telle image a été prise, la personne qui était derrière l’objectif. Car le père, s’il est l’auteur de la plupart des clichés, a pu laisser le soin à un ou une autre que lui d’appuyer sur le bouton du Voigtländer.

Sans doute cet entre-deux, ce « qui a été pris par qui ? », est-il une des clés de ce livre serrure, comme si l’auteur, en s’interrogeant sur l’espace qui sépare, et unit, la personne prise en photo de celui qui la prend, tentait d’éclairer une scène que l’on pourrait qualifier de primitive. Vision d’une naissance. Renaissance d’un voir : « Je sais qu’elle regarde celui qui va devenir son mari. Elle pose sur la terrasse. Un bracelet au poignet droit. Une bague fantaisie au majeur de sa main droite. Les cheveux en arrière découvrent son beau visage. Elle regarde Manuel qui vient d’avoir un accident de motocyclette. Il est convalescent. Rose est venue le visiter. Il la prend en photo. On discerne son ombre au bas à droite de la première image. Elle lui est promise. Elle le sait. Sinon elle ne serait pas venue seule. Elle est si jeune. »

Une photo abimée, rayée, raturée, ratée, est parfois plus parlante qu’une bonne photo. Et elles sont nombreuses dans l’album du père. Façon pour l’auteur de reconnaitre le « travail du temps » et, aussi bien, peut-être, l’imperfection, rassurante ou non, de la vie : « Il y avait dans cette photo, me dis-je, des sortes d’épousailles fortuites entre le support altéré et le monde recueilli. »

Conversation tardive, de Jean-Jacques Gonzales

© L’atelier contemporain

Que reste-t-il, pour un enfant qui a quitté son pays à l’âge où les autres jouent tranquillement dans la rue, d’une période que l’on a coutume d’appeler dorée ? Quelques images brûlées par le soleil de l’Algérie et la lumière de la mémoire, quelque chose comme un souvenir à la fois figé et dérobé, tel ce cerf-volant que le petit Gonzales maintient « sans effort, du bout des doigts ». Très beau moment du livre qui dit ce qui relie le regard d’un gosse devenu homme à son histoire : un fil imaginaire. « Que fallait-il photographier se demande le photographe. Le ciel, le cerf-volant, l’opérateur ? Quoi qu’il en soit, le fil qui les relie est invisible. »

Il ne faut surtout pas attendre d’un album, fût-il de mots et d’images, qu’il délivre je ne sais quelle vérité ou réalité sur un être ou un moment, les histoires qui nous font et l’Histoire qui se défait. Non, il est question de bien autre chose, que touche, avec une grande pudeur, le livre de Gonzales. Comment le dire ? Peut-être s’agit-il moins d’un souvenir que d’une sensation, et encore moins d’une sensation que d’un sentiment. Celui d’appartenir à ce et à ceux que l’on voit. Non pas simplement le passé revisité, mais une présence qui est presque devenue évidente. Un fil dans le ciel deviné, un fils aux côtés de son père. Elle est donc – un peu – retrouvée. Quoi ? La mémoire. C’est l’ombre allée avec l’image…

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