L’essor des études écopoétiques n’est plus à démontrer : leur émergence et leur développement contribuent, selon les termes de Pierre Schoentjes, à « répondre à la place toujours grandissante que les problématiques liées à la nature et à sa préservation occupent dans la littérature des dernières années » (Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, 2015). L’essai de Xavier Garnier croise ces préoccupations avec les théories postcoloniales et décoloniales volontiers sollicitées, depuis les années 1980, pour lire les littératures non occidentales. Le résultat est une histoire littéraire africaine d’un nouveau genre, qui dépasse les frontières nationales et linguistiques pour mieux s’insérer dans la réalité des lieux.
Xavier Garnier, Écopoétiques africaines. Une expérience décoloniale des lieux. Karthala, coll. « Lettres du Sud », 264 p., 23 €
Mais quelle mouche les a donc piqués ? Après avoir soumis les littératures africaines à la moulinette de lectures postcoloniales et décoloniales, fallait-il plonger dans cette nouvelle vague, connue outre-Atlantique sous le nom de green studies ? Après y avoir cherché les traces d’une résistance à la pensée occidentale ou d’une construction identitaire alternative, était-il besoin de lire les textes venus d’Afrique à la lumière d’une vulnérabilité nouvelle – celle, non plus de l’individu opprimé, mais de la nature menacée ? Y avait-il lieu en somme d’en rajouter une couche – fût-ce celle, proverbialement trouée, d’ozone ? Il semblerait bien que oui, et c’est ce que l’essai de Xavier Garnier s’emploie à démontrer.
Un premier argument, tout pragmatique, tient aux conséquences immédiates que le changement climatique a et ne manquera pas d’avoir sur les terres et les populations africaines : Georges Courade rappelle ainsi que les rapports du GIEC sont à l’unisson des prévisions alarmistes de la FAO, soulignant la vulnérabilité d’un continent où 15 % des terres arables risquent de disparaître, tandis que 40 à 50 % des plantes endémiques seraient menacées d’extinction (Les Afriques au défi du XXIe siècle, 2014). L’urgence climatique imminente ne constitue cependant pas le cœur du propos de Xavier Garnier : plutôt que d’exposer ce que l’écopoétique apporte à l’Afrique – et plus singulièrement à ses littératures plurilingues, écrites en français, en anglais, mais aussi en swahili, en wolof, en arabe… –, l’auteur entend en effet démontrer ce que l’Afrique apporte à l’écopoétique.
Il est vrai que les contours de la discipline, fréquemment distinguée de l’écocritique à l’américaine, demeurent encore assez flous : Pierre Schoentjes notait ainsi que « les deux termes sont aujourd’hui en concurrence » et que « leurs champs de recherche se chevauchent », quoique les approches écopoétiques, privilégiées en France, tendent à s’écarter de tout engagement pour accorder le primat à la lettre des textes étudiés. Le présent ouvrage, qui s’achève d’ailleurs sur une citation de William Rueckert, inventeur de la notion d’écocritique, contribue à émousser cette distinction : le croisement de la préoccupation environnementale et des études décoloniales conduit en effet l’auteur à définir les écopoétiques africaines comme « ce[s] moment[s] de grande intensité politique où un texte se noue à un lieu pour poser un acte de résistance ».
Une telle inflexion écarte le grief récurrent formulé contre l’écopoétique, que d’aucuns accusent, comme le rappelle Schoentjes, de n’avoir fait qu’« habiller de vêtements neufs la discipline si décriée qu’est la thématique » : convaincu que « la littérature ouvre de nouvelles écopoétiques susceptibles de relayer les combats pour la justice environnementale », Xavier Garnier plaide en faveur d’une approche militante, dont « l’enjeu est de sortir la littérature de sa tour d’ivoire pour la faire rentrer dans la Zone critique », cette « couche métamorphique, d’une épaisseur relativement faible, dans laquelle nous sommes pris à la surface de la terre et où se jouent les interactions chimiques entre l’air, l’eau et la roche, propices à la survie de notre écosystème », étudiée notamment par Bruno Latour (Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, 2017).
Au-delà de cette posture engagée, la méthode adoptée par Xavier Garnier encourage l’implémentation, au cœur de la démarche écopoéticienne, des pratiques interdisciplinaires qui caractérisent depuis longtemps les études postcoloniales. Tout en faisant la part belle à l’analyse des textes littéraires, Écopoétiques africaines prend solidement appui sur des concepts récemment forgés par des sociologues, des anthropologues et des géographes : outre l’interprétation latourienne de la « zone critique », l’auteur convoque ainsi la définition des « non-lieux » proposée par Marc Augé (Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, 1992) et celle des « hyper-lieux » décrits par Michel Lussault (Hyper-lieux. Les nouvelles géographies de la mondialisation, 2017), pour forger enfin lui-même de nouveaux concepts ou en proposer de nouvelles déclinaisons.
Les « non-lieux » froids et déshumanisés (aéroports, distributeurs automatiques) permettent ainsi de rendre compte de la réification des images de l’Afrique, que ce soit par le biais de la carte postale coloniale ou, plus récemment, du spectacle diffusé en continu sur les écrans dans la « société des éblouissements » dénoncée par l’anthropologue Joseph Tonda (L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, 2015). Quant aux « hyper-lieux », caractérisés par « le surcumul […] de réalités spatiales, matérielles ou immatérielles variées », ils constituent une entrée précieuse pour évoquer la représentation des villes postcoloniales dans la littérature et les arts du continent.
A contrario, Xavier Garnier propose de développer la notion d’ « hypo-lieu » afin de caractériser des espaces (forêts, mines, villes souterraines et autres terriers) qui échappent à toute forme de visibilité, mais où vivent et s’expriment, en une incompressible rumeur, « ceux qui se savent enveloppés dans les plis de la planète ». Les « hypo-lieux » ainsi dépeints dans les écrits de Fiston Mwanza Mujila, Sinzo Aanza, Dieudonné Niangouna ou Kossi Efoui rejoignent pour partie la définition de l’écologisme des pauvres proposée par l’économiste Joan Martinez-Alier (L’écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, 2014) ; ils entrent également en résonance avec ce qu’Édouard Glissant nomme « les profonds », désignant ainsi « ce qu’il y a réellement, concrètement, en dessous de l’apparence », au-delà de la création abstraite et occidentale que constitueraient la profondeur et la perspective (L’entretien du monde, 2018).
La mise en regard de ces différents lieux critiques (non-lieux, hyper-lieux, hypo-lieux, profonds, etc.) permet à l’auteur de proposer une stimulante réécriture de l’histoire littéraire africaine, de l’époque coloniale à la période postcoloniale. À la succession historique des périodes et des écoles littéraires, Xavier Garnier substitue pourtant une table des matières qu’on pourrait qualifier de synesthésique : après un premier moment « haptique » qui correspond aux frictions de la période coloniale, vient un deuxième temps optique, à partir de la diffusion des images de la guerre du Biafra, tandis que la période contemporaine bascule, à partir du génocide du Rwanda, dans l’inquiétant bruissement des hypo-lieux invisibles et, partant, dans « l’auditif ».
S’il est loisible de reconnaître derrière ce glissement synesthésique une répartition chronologique assez classique, l’ouvrage n’en aborde pas moins de façon renouvelée certaines des thématiques et problématiques récurrentes dans l’étude des littératures africaines. L’approche écopoétique permet ainsi de penser à nouveaux frais le rapport de la tradition et de la modernité, le statut des écrivains afropolitains (tels que Taiye Selasi ou Bessora) ou encore la place des littératures orales : sur ce dernier point, l’auteur défend l’existence d’une « échopoétique » qui rattache la performance orale au milieu « pour ouvrir un espace événementiel », remettant ainsi en question la possibilité même d’une captation. Le parti pris écopoétique conduit dès lors à une reformulation heuristique des grands débats et dilemmes de la littérature africaine, hésitant entre implantation locale et diffusion globale d’une « littérature-monde ».
Ce n’est donc pas une simple mouche qui a piqué les zélateurs des écopoétiques africaines, mais un véritable essaim dont le présent ouvrage dessine les contours – des moustiques qui infligent aux colons la « morsure des lieux » (chez René Maran, par exemple) aux poux, punaises et autres vers de Guinée qui dévorent le corps de Fama, descendant d’une famille royale réduit à la mendicité dans Le soleil des indépendances d’Ahmadou Kourouma (1968), en passant par la minuscule mais non moins redoutable « guêpe apocalyptique » qui vrombit dans le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Sans doute n’est-ce pas un hasard si ces insectes piqueurs prolifèrent dans les pages de l’essai de Xavier Garnier, auquel ils offrent l’un de ses discrets fils rouges : animé d’une stimulante démangeaison théoricienne, Écopoétiques africaines agit à la fois comme une salutaire piqûre de rappel, pointant la nécessité de « trouver les moyens de continuer à habiter ce monde », et comme une gousse de poil à gratter glissée dans l’interstice de plusieurs champs et domaines disciplinaires, dont l’ouvrage contribue utilement à faire bouger les lignes.