Michael Roch s’est fait connaître par ses chroniques littéraires sur une chaîne Youtube, La Brigade du Livre, avant de publier des romans à la croisée du fantastique et de la science-fiction. Depuis quelques années, il anime des ateliers d’écriture sur Twitch, mais aussi en milieu carcéral et universitaire, tout en œuvrant au développement d’un afrofuturisme caribéen. Son dernier récit, Tè mawon, est de ce point de vue une œuvre aussi complexe qu’originale.
Michael Roch, Tè mawon. La Volte, 224 p., 18 €
Les lecteurs de Michael Roch savent que ses fictions dérivent souvent de classiques de la littérature occidentale, passés au crible d’un imaginaire afrocentré. Moi, Peter Pan (2017) et Le livre jaune (2019) reprenaient certains personnages et thèmes fantastiques de James Matthew Barrie (Peter Pan, ou le garçon qui ne voulait pas grandir, 1911) et de Robert W. Chambers (Le roi en jaune, 1895), en les mâtinant de références poétiques à l’astro-blackness, ce mouvement artistique et spéculatif initié dans les années 1960 par le musicien afro-américain Sun Ra. Tè mawon semble de prime abord écrit dans le même tonneau, telle une variation caribéenne et francophone sur les dystopies futuristes urbaines qui ont fait florès dans le monde anglophone, depuis I.G.H. du Britannique James Graham Ballard (1975) jusqu’au Moxyland de la Sud-Africaine Lauren Beukes (2008).
Comme dans ce dernier récit, la narration de Tè mawon est alternativement portée par quatre voix (deux hommes, deux femmes), et l’intrigue principale se nourrit aussi largement des luttes menées (ou des compromissions endossées) par divers jeunes gens vis-à-vis de multinationales rendues toutes-puissantes par leur usage policier des nouvelles technologies. On ne saurait toutefois voir en ce roman un simple surgeon du courant Cyberpunk, dont l’essayiste Yannick Rumpala faisait récemment le « laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et post-humanité » (Cyberpunk’s Not Dead, 2021). Loin de se complaire dans la fabulation d’une fin apocalyptique du monde, Tè mawon renoue en effet, dès ses premières pages, avec une exigence utopiste qui lui sert de véritable fil conducteur, jusqu’à l’apothéose de son final.
Des références littéraires et critiques insèrent par ailleurs la fiction de Michael Roch dans une filiation poétique proprement martiniquaise, d’Aimé Césaire à Édouard Glissant, en même temps qu’elles inscrivent son ambition contre-dystopique dans le sillage du penseur décolonial gabonais Joseph Tonda, dont la « critique de la société des éblouissements » et de « la vie dans le rêve d’Autrui », pour reprendre les sous-titres de ses deux derniers ouvrages, L’impérialisme postcolonial (2015) et Afrodystopie (2021), trouve ici de multiples échos. Dans l’« à propos » d’une précédente fiction, Anba Fey Lanvil (2017), Michael Roch soulignait qu’« en littérature, l’Afrofuturisme part d’un constat simple : les inventions prédites dans les premiers textes de Science-Fiction […] sont devenues réalité 40 ans plus tard. Dès lors, si nous imaginons un monde futur dans lequel l’homme et la femme noir.e évoluent en étant valorisées, positivées et non-discriminées, à la manière d’une prophétie autoréalisatrice, devrions-nous permettre à ce monde d’émerger ». Tè mawon s’offre bien comme la dernière actualisation d’un tel projet.
Dans la seconde moitié du XXIe siècle, la Caraïbe s’est unifiée sous la forme d’une vaste mégalopole souveraine, Lanvil, construite en arasant les îles antillaises dont les mornes furent transformés en sable et béton à destination de l’Europe. Malgré quelques grèves et attentats, au mitan des années 2030 et 2040, Lanvil est devenue le nouveau centre du monde, « une utopie de projections dont l’image, toujours positive, toujours paradisiaque, se diffuse » tout autour du globe, attirant de nombreux migrants – européens, états-uniens et canadiens… Faite de gigantesques tours, sa verticalité est cependant à l’image des nouvelles hiérarchies sociales qui la régissent : au sommet, les classes favorisées des Antillais et des migrants cosmopolites ; à la base, les masses miséreuses et leurs quartiers populaires, Godisa, Tèsenville, Volga, réceptacles de toutes les pollutions et déchets des étages supérieurs ; entre les deux, des portails sanitaires aux accès férocement gardés par le département de la sécurité aux frontières, et surveillés par des drones policiers.
Mais un rêve révolutionnaire traverse Lanvil, et s’incarne d’une double manière. Pour « renverser le monde », certains fomentent des attaques informatiques, afin de permettre des « anonymisations en masse » et le passage des catégories défavorisées dans les hauts quartiers ; d’autres envisagent au contraire de creuser les fondations des tours pour y retrouver la terre des ancêtres, cette « terre marron » donnant son titre au récit, ou le Tout-Monde dont on ne sait plus s’il s’agit d’une réalité oubliée ou d’un mythe hérité du poète Édouard Glissant. Peu importe, dans la mesure où l’intrigue consiste justement à réconcilier ces deux visions – l’assaut vertical et le forage abyssal, la dimension tellurique et la visée poétique – dans une commune volonté de dépasser d’autres frontières, entre le visible et l’invisible, d’une part, entre l’humanité et la planète qui l’abrite, d’autre part.
Fable écologique autant que mystique, Tè mawon multiplie ainsi les effets de miroir – entre d’un côté la force économique et politique de Lanvil, reposant sur les divers usages de l’intelligence artificielle, de l’homme et de la réalité augmentés, et de l’autre la puissance du Tout-Monde, faisant fond sur un secret réseau d’esprits connectés, « un véritable rhizome intelligent qui plonge vers le centre de la Terre » et vise ainsi « sa guérison, lente et précieuse » tout en reliant à elle et entre eux toujours plus d’humains volontaires.
La narration polyphonique n’a d’autre fonction que de réunir progressivement ces deux pôles, en renouant les fils de l’intrigue à travers les destins croisés des principaux protagonistes, dont on découvre peu à peu qu’ils sont en réalité tous parents, même lorsqu’ils s’affirment ennemis : ainsi les deux narratrices rivales, Ezie et Lonia, s’avèrent-elles non seulement sœurs, mais liées encore au troisième narrateur, Pat, comme autant de descendants d’Aimé Césaire ; quant au rebelle Fouta, il n’est autre que le frère de l’ambivalent politicien Ernesto Kossoré, d’origine mandingue, dont les desseins cachés finiront par rejoindre ceux des rebelles et des familles ancestrales ayant répondu à « l’appel de la corne ».
Ces alliances sont aussi celles des parlers les plus divers, empreints d’argot marseillais comme de patwa jamaïcain, sans oublier les créoles francophones qui font du récit une véritable Babel narrative. L’auteur l’avouait dès son exergue : « Ma langue est un chariot allant de mon cœur à ton esprit. Libre à toi d’entrer en résistance ou en communion ». Là se trouve sans nul doute l’une des clés de ce roman, aussi vertigineux dans ses élans et ses chutes narratives que virtuose dans ses multiples registres stylistiques et son inventivité poétique.