Elizabeth II : la reine et ses poètes

À peine sèche l’encre de « Queenhood : a poem for the Queen’s Platinum Jubilee », célébration du jubilé de la reine Elizabeth, Simon Armitage, poète lauréat, s’est remis au travail pour une élégie à la souveraine, intitulée « Floral Tribute ». Reprendra-t-il à nouveau la plume pour le couronnement de Charles III ? 

Peut-être, mais la fonction n’entraîne, en principe, aucune obligation. Le poète lauréat, choisi par le souverain (et recevant une pension de 3 750 £ par an, accompagnée du traditionnel cadeau de 600 bouteilles de sherry), est certes censé promouvoir la poésie au niveau national et célébrer les grands événements de la monarchie et du pays (ou du monde – Armitage a écrit un poème sur l’invasion de l’Ukraine), mais il n’y est pas tenu. Sauf moralement. Tous les poètes lauréats se sont ainsi pliés avec plus ou moins de bonne grâce à la composition de morceaux de circonstance. Tous, sauf William Wordsworth, suffisamment âgé et célèbre pour juger qu’il faisait à la couronne l’honneur d’accepter le titre et non l’inverse.

Elizabeth II : la reine et ses poètes

Avant la procession du convoi funéraire de la reine Elizabeth II, à Londres (14 septembre 2022) © CC2.0/Ross Dunn

Dans son travail de célébration de l’actualité monarchique, chaque « canari royal » (expression de Dylan Thomas) peut retenir tel moment plutôt que tel autre, suivant ses préférences et les circonstances. La prédécesseure d’Armitage, Ann Duffy, première femme poète lauréate, écrivit par exemple une ode rimée pour les noces de Kate et William (qui s’achevait sur le curieux vers : « Dieu bénisse cette somptuaire dépense d’argent public », « God bless this waste of public money »). Mais elle laissa passer la naissance des trois enfants du couple, l’anniversaire des quatre-vingt-dix ans de la reine, etc. Un de ses collègues « laureate » du XXe siècle, John Betjeman, avait, lui, invoqué en 1973 un syndrome de la page blanche au moment du mariage d’Anne et Mark Phillip. Ayant confié au Palais son « blocage », il avait été courtoisement « dispensé » de poème par Buckingham Palace qui lui rappela qu’il était libre d’écrire ce qu’il voulait, quand il le souhaitait. Betjeman, peut-être pris de remords, rédigea, pour finir, un aimable petit épithalame où il comparait la princesse Anne à un « lys blanc », (« Glow, white lily in London / You are high in our hearts today »), image appliquée à cette princesse sûrement pour la première et dernière fois de son existence. Puis, en 1996, en pleine forme poétique, il composa une « Ode pour le mariage de Son Altesse Royale le prince Charles et de Lady Diana Spencer » dans laquelle « les corbeaux des cimetières des églises de la City » saluaient le nouveau couple (« Blackbirds in the City churchyards hail the dawn // Charles and Diana, on your wedding morn »).

Ce lys reparaît d’ailleurs dans le « Floral Tribute » (1) d’Armitage, hommage de dix-huit vers à la défunte reine Elizabeth II. La fleur y est à la fois le lys et le « lily of the valley » (« muguet »), favori des bouquets royaux et écho du petit nom d’Elizabeth enfant (Lillibeth). Il symbolise surtout les vertus de la souveraine et son rayonnement sur un pays paisible et pastoral où l’existence semble se mener « entre arbre et clocher ».

Ainsi, même avec toute liberté en matière de sujets et d’esthétique, et sans obligation particulière, la tâche de plume officielle est malaisée. Surtout qu’elle doit s’adresser au monarque et à son entourage (souvent peu férus de poésie, comme ce fut le cas de la reine Elizabeth) mais aussi à un vaste lectorat, les poèmes de circonstance étant publiés dans la presse. Andrew Motion en fit la cruelle expérience lorsqu’il formula de « façon rap » ses vœux pour les vingt et un ans du prince William : « Attention, c’est relou ! / L’âge porte ses coups / Mais le deuxième à la succession / Sait prendre ses précautions » (« Better stand back / Here‘s an age attack, / But the second in line / Is dealing with it fine »). Sa tentative de « faire moderne » fut largement satirisée.

Bien sûr, les lauréats ne sont pas tous de très grands poètes. Mais le temps fait ou va faire son tri. Et depuis que la fonction existe (c’est-à-dire au XVIIe siècle, avec Ben Jonson ou John Dryden suivant la manière dont on considère les choses), la postérité n’a retenu que quelques noms parmi la vingtaine de ceux qui ont porté le titre : Robert Southey, Wordsworth (mais qui, on l’a dit, n’écrivit rien pour le trône) et Alfred Tennyson au XIXe siècle, Ted Hughes au XXe siècle. Aucune de leurs œuvres « officielles » n’a de surcroît marqué la culture poétique, même si « La Charge de la Brigade Légère » de Tennyson (sur la guerre de Crimée) a longtemps été l’un des poèmes les mieux connus et aimés des Britanniques, plus sans doute pour son patriotisme colonialiste héroïque que pour ses qualités intrinsèques.

Elizabeth II : la reine et ses poètes

Elizabeth II et le prince Philip (1963) © CC2.0/Archives de Nouvelle-Zélande

Même Ted Hughes, très populaire et dernier poète lauréat à vie (ses successeurs le sont maintenant pour dix ans), n’a pas su se libérer des contraintes que la fonction exerce sur la pensée et l’écriture. Son anthologie Rain-Charm for the Duchy (1988), qui rassemble ses textes écrits pour la Couronne, est le moins lu de ses recueils. Pour plusieurs raisons : d’abord, lorsqu’il devint poète lauréat, il avait déjà accompli le meilleur de son œuvre (hormis les Birthday Letters) ; ensuite, le rôle officiel qu’il acceptait (Philip Larkin l’ayant refusé) ne correspondait pas à l’image que ses lecteurs avaient de lui ; enfin, les vers de circonstance qu’il produisit une fois « laureate » ne sont pas très bons.

Car nul ne peut écrire pour la Couronne sans faire sien un encombrant conformisme idéologique (grandeur de la nation, bienfaits de la monarchie, bénévolence de la famille royale à l’égard du peuple…). Hughes, qui disait n’avoir accepté le « job » que pour les parties de pêche qu’il promettait, semble cependant ne pas en avoir trouvé les contraintes insupportables, bien au contraire. Il ouvre, par exemple, Rain-Charm sur une épigraphe qui présente le pays comme une roue : « Avec une Couronne à son centre / Qui le garde entier » (« With a Crown at the hub / To keep it whole »), acquiesçant donc d’emblée à l’idée maîtresse d’une mythologie monarchique obsolète, celle de la force unificatrice de la royauté. Au fil des poèmes, il multiplie les témoignages de déférence vis-à-vis de cette notion comme vis-à-vis d’autres et des « Royals » (comme le montre « Le rêve du Lion », consacré à l’anniversaire de la Reine Mère). Poète de la vigueur et du désordre, Hughes s’est transformé en courtisan patriote. Même lorsqu’il introduit dans les poèmes ses grands sujets (l’énergie de la nature et du monde animal), il manque de spontanéité et d’élan, ce d’autant plus qu’il a « pris soin », signale-t-il, « de les rendre le plus accessibles possible ». Pourtant, nul mieux que lui ne connaissait les vertus de la complexité et de l’ambiguïté pour la poésie, son nécessaire éloignement de visions politiques stéréotypées. Ses poèmes « officiels » ne furent donc que poliment reçus.

Quant à Simon Armitage, actuel poète lauréat, soumis à la pression d’une proche cérémonie de couronnement, compulse-t-il en cet instant, à fin d’inspiration, les œuvres de ses prédécesseurs sur le sujet ? « Et qu’à chacun la juste chose qu’il a souhaitée / Dans ce beau règne commençant soit accordée » (Masefield en 1937 pour George VI). « Puisse ce vieux pays régénéré se faire / Une nouvelle fois étoile sur la mer » (Masefield en 1953 pour Elizabeth II). Hum !

Ou lit-il pour se détendre The Death of the King’s Canary (La mort du canari du roi, 1953, non traduit), roman policier satirique de Dylan Thomas sur l’assassinat d’un poète lauréat ?


  1. Le poème publié dans la presse le 13 septembre se termine ainsi : « Le soir est venu. Pluie sur les lochs noirs et les sombres Munros. / Le lily of the valley, fleur favorite, presque homonyme, / Toujours présente dans vos fameux bouquets, entrelaçait / L’endurance et la grâce déterminée de ses clochettes, chaque inflorescence / Une clochette silencieuse cachant une voix singulière. […] Lily qui fleurit entre arbre et clocher, dont la lumière/ Résiste et brille au-delà des bords de sa vie et de sa floraison ».

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