Les usages en architecture

Les éditions Conférence poursuivent leurs publications consacrées à la réflexion sur l’architecture en proposant un choix de textes majeurs de l’architecte Giancarlo De Carlo (1919-2005). Ce nouveau et très riche volume vient ainsi s’ajouter aux textes de l’architecte américain Louis Henry Sullivan, aux remarquables analyses de l’architecte vénitien Franco Mancuso, et, plus récemment, à l’étude de Karim Basbous sur la notion de dignité en architecture.


Giancarlo De Carlo, L’architecture est trop sérieuse pour être laissée aux architectes. Trad. de l’italien et préfacé par Christophe Carraud. Conférence, 384 p., 29 €


L’architecture est trop sérieuse pour être laissée aux architectes : c’est sous ce titre, provocateur et programmatique, que sont regroupées onze études, leçons ou conversations (ce dernier terme étant celui qu’affectionne leur auteur), suivies d’un douzième texte, en fin de volume, qu’on pourrait qualifier de « projet-fiction ». Si l’architecture est trop sérieuse pour être laissée aux seuls architectes, à qui serait-il judicieux, voire salutaire, de demander d’intervenir sinon de participer jusqu’au bout du projet et, peut-être même, bien après sa réalisation ? Le classement chronologique des textes de De Carlo permet de mieux saisir l’évolution de ces appels à contributions, qu’explique l’évolution même de l’architecture et de l’urbanisme.

Giancarlo De Carlo : les usages en architecture

Rampe de l’usine Lingotto de FIAT, à Turin, bâtie par Giacomo Mattè Trucco © Éditions Conférence

Le livre s’ouvre par un étonnant témoignage de l’auteur sur « la dernière rencontre des CIAM » (Congrès internationaux d’architecture moderne) en 1959. À travers le vocabulaire de l’époque, de ses grands mouvements idéologiques, des grands noms du mouvement architectural moderne, pointent de façon nette et perspicace toutes les interrogations déterminantes de l’architecte Giancarlo De Carlo, dont le « Mémoire sur les contenus de l’architecture moderne » est donné à lire dans ce volume. Dans son intervention, De Carlo propose une « critique [de l’architecture] libérée des mythes d’une authenticité esthétique a priori grâce au contrôle de l’authenticité sociale ». Parallèlement, l’architecte italien alerte sur la domination et la fétichisation de la technique : « les concepts de perfectionnement technologique, d’industrialisation de la construction, de préfabrication, etc. […] ont été vidés de leur signification concrète et transformés en idoles d’un mythe qui confie à la technique le pouvoir magique de se présenter comme expression ».

On note également que « l’introduction du sentiment d’histoire dans la méthode rationaliste » relève de sa critique de l’architecture moderne. De Carlo en appelle ainsi à « une connaissance détaillée des réalités historiques, différentes pour chaque pays », orientant l’architecture moderne vers de nouvelles « voies nationales » qui permettent aux architectes « de prendre place dans le contexte actif des sociétés » pour lesquelles ils exercent. Quelques années plus tard, en 1963, c’est également vers la sociologie que De Carlo se tourne pour nourrir ses projets, toujours au sujet de la même question, centrale : « habiter ».

Le sujet développé dans le deuxième article est la « fonction de la résidence dans la ville contemporaine ». De la maison de rapport, aux typologies très marquées, à la maison pour tous, réunissant tous les standards issus essentiellement « d’une recherche de fonctionnalité productive », De Carlo montre que toutes les questions liées au dimensionnement, et donc à la normalisation, des lieux d’habitation ont des incidences sociologiques méritant une étude attentive dans la continuité du projet architectural. C’est pourquoi le mot « processus » va peu à peu, mais de manière affirmée, remplacer celui de « projet ». Dans l’article qui suit, également de 1964, l’organisation de la ville est interrogée à partir des conséquences sociologiques du plan de zonage, qui produit une ségrégation raisonnée des groupes sociaux, et, toujours sous couvert de rationalisme, « l’exclusion des groupes sociaux et des individus de la ville ».

En 1968, dans un article intitulé « La pyramide inversée », l’enseignant De Carlo fait apparaitre le besoin de mettre en place une culture de recherche prenant en compte la pression sociale directement issue « des exigences des grands nombres ». C’est pourquoi, si, dès sa formation, un architecte s’interroge sur comment « s’acquitter de ses tâches face à la société », alors les études et les programmes des écoles ou des universités d’architecture (en Italie) nécessitent une rigueur « culturelle », « critique » et surtout « une base culturelle pour le travail de recherche : la plus vaste possible, de première main et au plus haut niveau ».

Giancarlo De Carlo : les usages en architecture

Rampe de l’usine Lingotto de FIAT, à Turin, bâtie par Giacomo Mattè Trucco © Éditions Conférence

Deux articles, « Le public de l’architecture » (1970) et « L’architecture de la participation » (1971), font définitivement entrer tout projet architectural dans « un processus », plus ample, ouvert, évolutif. De Carlo constate que l’équation « forme = fonction » conduit la création architecturale à une impasse : en se focalisant sur la question du comment, les architectes évitent celle du pourquoi. La première s’emploie, souvent de façon neutre, à répondre aux engagements liés à des situations dominantes ; la seconde reste « la raison la plus profonde de [..] l’engagement culturel » de l’architecte. De Carlo souligne que « l’homme unifié » de la charte d’Athènes se révèle un homme imaginaire, et que « l’ordre », mot incontournable en architecture, est devenu un obstacle. Pour lui, les positions rigides et la situation générale de l’architecture moderne réclament du « contexte », c’est-à-dire « le système entier des forces sociales, avec ses conflits et ses contradictions, et pas seulement le système des forces institutionnelles ». L’architecte aura donc à intégrer dans son processus de création l’existence incontournable, erratique et inventive du « désordre ».

Trop complexe pour être laissée aux seuls architectes, l’architecture moderne le devient très rapidement à cause des nouvelles grandeurs qu’elle doit aborder et des échelles variées, de la ville au territoire, qu’elle doit prendre en compte. Mais alors, quelles formes inventer ? Et de quelle nature peuvent être ces nouvelles formes architecturales ? C’est un des thèmes abordés au cours de quatre très riches leçons qui sont une merveille d’enseignement. À travers l’espace et le temps, Giancarlo De Carlo nous fait découvrir l’étendue culturelle à la source de chaque forme architecturale, mais aussi les interactions entre différentes cultures pour inventer des formes nouvelles. Il est bien sûr possible de commencer la lecture de ce beau livre par ces leçons richement illustrées. Dans la dernière, De Carlo nous invite à nous intéresser de près aux réseaux : « Serait-il possible […] de réhabiliter le réseau ancien stratifié depuis des siècles et de le composer avec les nouvelles structures légères que le progrès technico-scientifique est en train de produire, avec de nouveaux signes, parfois même invisibles, et cependant existants et significatifs ? »

L’ouvrage se clôt sur un texte annoncé comme fictif, dans lequel il est aisé de retrouver dans le rôle principal « le type », celui qui bloque, immobilise et rend stérile même le désordre ; « le type » comme faux retour à l’ordre, et redoutable retour de l’ordre : celui qui s’est dispensé d’accueillir de façon critique le désordre, qui n’a pas su générer un nouvel équilibre pour inventer de nouvelles formes.

Il est urgent pour « l’usager » de découvrir le livre de Giancarlo De Carlo puis de regarder attentivement bâtiments, villes et territoires avec la générosité critique que l’architecte a su transmettre, de manière durable, au fil du temps. Une de ses leçons-conversations s’ouvre d’ailleurs sur la question de la perception : « Les crises les plus profondes ne prennent pas naissance dans le monde, mais dans notre capacité à le comprendre : elles surviennent quand nous n’avons plus la perception du contexte autour de nous. »

Tous les articles du numéro 157 d’En attendant Nadeau