Un héros de notre temps

Tout le propos de Fanta Dramé tient peut-être dans le trait d’union du titre de son roman qui incite au va-et-vient entre Ajar et Paris. Ajar, un village du sud de la Mauritanie d’où est originaire sa famille, et Paris, où cette professeure de lettres dans un établissement de la Seine-Saint-Denis est née et où elle vit. Plus qu’un roman, le livre tient davantage de ce qu’en sociologie on appelle « histoire de vie », mais c’est aussi une déclaration d’amour à son père, qui, dans les années 1970, « tel un Rastignac du XXe siècle, avait quitté son foyer pour tenter de réussir ailleurs ». Au moyen d’une écriture simple, mais d’autant plus efficace, Fanta Dramé fait de son père, qui a triomphé de toutes les épreuves d’un parcours de migrant pour devenir éboueur de la ville de Paris, le « héros d’un récit initiatique ».


Fanta Dramé, Ajar-Paris. Plon, 208 p., 19 €


Quand meurt sa grand-mère paternelle, pilier de la famille, qui veille sur les enfants quand les parents travaillent et le week-end confectionne des jus de bissap et de gingembre qu’elle va vendre dans les foyers de travailleurs subsahariens nostalgiques des saveurs des pays qu’ils ont quittés, l’aîné de la famille décide qu’elle sera enterrée dans le village de Mauritanie où elle est née et où elle a mis au monde ses enfants. C’est ainsi que Fanta, jeune Parisienne biberonnée à la société de consommation, découvre Ajar, qui, à part la mosquée et quelques habitations sommaires, ne semble pas avoir évolué depuis l’origine du monde.

Ajar-Paris, de Fanta Dramé : un héros de notre temps

Fanta Dramé © Naelane

La narratrice d’Ajar-Paris circule dans le labyrinthe de ces liens familiaux qu’elle n’a jamais réussi à transcrire quand, à l’école, l’institutrice lui demandait de tracer son arbre généalogique. Comme les autres, elle est subjuguée par le charisme de l’oncle de son père, un grand marabout « réputé pour soigner les fous », et constate que, dans ce village où la Wi-Fi ne passe pas et où les étagères de la cabane qui sert de boutique sont vides, les habitants vivent bien, selon les critères qui sont les leurs. Mais elle-même a hâte de retrouver son confort habituel. Son père, lui, est tout à fait à l’aise, comme il semble à l’aise à Paris.

À leur retour, après les quarante jours impartis au deuil, Fanta demande à son père de lui raconter une vie dont elle ne sait rien. Elle est en quête, non pas d’un simple récit d’émigration, mais d’un parcours singulier, plus personnel et intime que les habituelles histoires d’exilés. Son texte donne à voir deux mondes qui se rencontrent et finissent curieusement par s’accommoder l’un à l’autre. La force des liens familiaux et la subjectivité de la fille-autrice y occupent une large place. Le livre de son père est aussi son livre à elle.

C’est en entrant à l’école, qui ne se contentait pas d’instruire mais transmettait à ces enfants d’immigrés les bases de la culture française, que Fanta ainsi que ses frères et sœurs font l’expérience de la double culture, riches qu’ils sont de cette dualité qui leur permet de piocher entre deux mondes pour se construire le leur. « Pas le cul entre deux chaises, le cul sur les deux chaises. » Dans cette famille qui vit au rythme des fêtes musulmanes, avec les rituels culinaires et les décorations des mains au henné, les enfants imposent à leur père de fêter également Noël avec dinde, bûche et cadeaux : c’est obligatoire pour l’école où l’on demande aux enfants de raconter Noël.

Dans cette cohabitation entre deux mondes, tout devient alors source d’interrogation. À commencer par la date de naissance de Yely Dramé, le 1er janvier 1949. Celle-ci lui avait été attribuée par le fonctionnaire de la préfecture, quand, en 1984, ce « sans-papiers » avait pu effectuer les démarches pour obtenir une carte de séjour. Sur le formulaire qu’on lui avait demandé de remplir, Yely Dramé avait indiqué 9 Dhou al-hijja 1949, date qui n’existe pas dans le calendrier grégorien. La grand-mère elle-même, si aimante et attentionnée qu’elle ait pu être, ne se souvenait pas de la date de la naissance de son fils. « Il faisait beau. Comme toujours en Afrique. Je me souviens de m’être levée pour aller travailler aux champs, puis d’avoir ressenti une forte douleur dans le bas du ventre. Quelques heures après, ton père était là », répond-elle, en soninké, à Fanta qui l’interroge et qui se retrouve « sonnée par cette révélation », écorchée dans ses certitudes et privée de date fondatrice. Dans les sociétés occidentales où l’on se doit de fêter les anniversaires, nous avons tous une date de naissance, pouvant servir de numéro à jouer au Loto, de code, de mot de passe.

Ajar-Paris, de Fanta Dramé : un héros de notre temps

À ce même fonctionnaire qui l’interrogeait sur son niveau d’études, Yely Dramé avait répondu : « Je n’ai fait que l’école coranique. Je connais tout le Coran. » En réalité, celui qui, pour faire vivre dignement sa famille, est éboueur de la ville de Paris une partie de la journée et homme de ménage dans des entreprises le reste du temps est un grand lettré, un érudit de l’islam, qui n’a jamais cessé de cultiver cette érudition : « Petite, j’étais très impressionnée par l’énorme bibliothèque qui trônait dans une des pièces de notre appartement. » Parce qu’il ne savait rien de Victor Hugo ou d’Émile Zola, Fanta avait longtemps considéré son père comme un illettré. C’est sans doute lui, pourtant, qui lui avait transmis la passion des livres.

Aucun misérabilisme dans ce récit. Pas de cet apitoiement qui frise le mépris, mais l’histoire d’un homme admirable à maints égards et fort de toutes les ressources des solidarités familiales. À vingt-six ans, jeune, célibataire, érudit, il décide de quitter Ajar et de tenter sa chance en France. Son père vient de mourir et il doit subvenir aux besoins de la famille. Ce sera un long périple qui passera par Dakar, où il doit trouver un passeur et de quoi le payer. Clandestin, un des rares Noirs au milieu des Blancs qui l’entourent, il ne se montre ni angoissé ni traqué, ni humilié. Dans les couloirs du métro parisien, il marche la tête haute. Les policiers qu’il croise ne peuvent pas le voir : il porte son gri-gri. « La capacité qu’il avait de parler si simplement de faits surnaturels me surprenait à chaque fois », commente Fanta Dramé, pourtant familière de cet appel aux talismans, qui ici se fait traductrice d’un horizon culturel différent mais tout aussi légitime que celui des gens du Nord.

Quand il aura recouvré la nationalité française, puisqu’au moment de sa naissance la Mauritanie appartenait à la France, Yely Dramé remplira scrupuleusement son devoir électoral et, vêtu de son plus beau boubou, ira avec sa famille voter pour le Parti socialiste grâce auquel il a cessé d’être un clandestin sans-papiers, un invisible. La belle histoire de ce héros s’inscrit dans le récit national et rappelle, de façon salutaire, qu’il y a diverses façons d’être français.

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