En entrecroisant les données matérielles et les éléments symboliques, en tissant entre le passé et le présent d’indémêlables nœuds, Les otages. Contre-histoire d’un butin colonial s’affirme comme l’un des livres les plus éclairants sur les ressorts multiples formant aujourd’hui l’inconscient colonial français.
Taina Tervonen, Les otages. Contre-histoire d’un butin colonial. Marchialy, 300 p., 20 €
Journaliste finlandaise basée à Paris, Taina Tervonen pratique différentes formes de journalisme : d’investigation, de reportage, d’entretien. Mais la façon qu’elle a de les conjuguer dans les livres qu’elle tire de ses enquêtes invite à imaginer ce que pourrait être un journalisme de l’attention. Attentive aussi bien à la texture des archives qu’à l’inflexion des voix et à leurs résonances, l’autrice des Otages ne néglige rien, ni les objets ni les hommes.
Les « otages », ce sont les livres, les bijoux, et peut-être un sabre, que Louis Archinard rapporta en 1890 lorsqu’il prit la ville malienne de Ségou, alors au Soudan français. Lorsque les pièces d’orfèvrerie furent exposées à Paris en 1893, les journalistes de l’époque firent assaut d’érudition pour démontrer qu’elles ne pouvaient être de fabrication indigène : « il fallait admirer la beauté du butin de guerre, témoin de notre domination sur l’Afrique, écrit Tervonen, tout en se disant que cette beauté ne pouvait provenir d’Afrique ».
Cent trente ans plus tard, pourtant, l’examen des alliages, des techniques et des motifs auquel procède Makhtar Niang, un bijoutier dakarois que consulte à leur sujet la journaliste, confirme leur origine africaine en indiquant la provenance de chacune des pièces. Une expertise dont la précision tranche singulièrement avec les descriptions pour le moins frustes qu’en donnent les archives du musée du Quai Branly où est conservé le « trésor de Ségou », constate Tervonen. À quoi Makhtar Niang répond qu’« ils devraient demander de l’aide aux bijoutiers d’ici. Nous, on les connaît, ces bijoux. On saurait les restaurer et en prendre soin ».
Pareille proposition ne constitue pas une demande de restitution ; elle en fournit simplement la justification scientifique la plus évidente. Une justification qui va à l’encontre d’une doxa pétrie de cet « inconscient colonial » que l’économiste sénégalais Felwine Sarr ne s’attendait pas à voir ressurgir aussi vite, confie-t-il à Tervonen, notamment au cours des échanges qu’il eut avec les personnels des musées français pour préparer le rapport qu’il rédigea sur ce sujet en 2018, avec l’historienne de l’art française Bénédicte Savoy. « Au fond, il y a toujours cette idée que l’Africain est un incapable », déplore Sarr.
Le Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain, sous-titré Vers une nouvelle éthique relationnelle, fut néanmoins utilisé pour justifier, l’année suivante, le prêt consenti pour cinq ans au Sénégal (que le Premier ministre français d’alors, Édouard Philippe, présenta comme « une procédure de restitution ») du sabre saisi par Archinard en 1890. Ce dernier est le seul à avoir soutenu par écrit qu’il appartenait à El Hadj Oumar Tall, le fondateur de l’Empire toucouleur démembré par les Français et leurs alliés locaux ; une appartenance qu’a également entérinée l’histoire sénégalaise, malgré quelques controverses. Avec précaution, Tervonen s’attache longuement à déterminer l’attribution dudit sabre, sans parvenir à un résultat probant, mais en s’interrogeant sur la vérité qu’il s’agit finalement de rechercher, « celle des archives ou celle des symboles ? ».
Recherche que l’immixtion d’une autre vérité, économique celle-là, vient perturber. À la cérémonie de remise du sabre aux autorités sénégalaises succédait en effet la signature plus discrète d’une série de contrats de vente de missiles et de patrouilleurs hauturiers français au gouvernement du Sénégal. Une arme du passé contre des armes modernes, observe Tervonen, « comme si le sabre, dans cette histoire, n’était qu’une relique troquée contre de l’influence, à l’instar des verreries et autres pacotilles du temps colonial ».
Sa réflexion fait suite au dialogue qu’elle mène avec Sarr, lequel ne doute pas, pour sa part, du « souci de l’histoire » animant celui qui lui commanda le rapport, Emmanuel Macron. Il estime toutefois que la stratégie menée par le président français, qui consiste à maintenir « les intérêts économiques » tout en lâchant « sur le symbolique », est bien plus risquée qu’il ne le croit. Le problème, explique Sarr, « c’est que le symbolique est un espace qu’on ne maîtrise pas. […] Et c’est là qu’il s’est peut-être trompé. On ne peut pas faire de la géopolitique du sens ».
Ce n’est pas par hasard que l’universitaire pointe ici un biais que Paul Ricœur apparentait à « l’hubris, qui porte notre pensée à se poser en maîtresse du sens ». Un biais qui, en faisant tort au symbolique, ne peut se maintenir politiquement (puisqu’il n’est jamais question de reconnaître ses erreurs) qu’en tordant le réel en retour. Qu’en effet l’espace symbolique échappe au contrôle qu’entend exercer sur lui le dirigeant, et aussitôt il convoque la violence, qu’elle se présente sous sa forme symbolique (verbale) ou physique (policière). C’est aussi sous ce rapport qu’on devine jusqu’à quel point, appliquée aux contextes qu’étudie Tervonen, pareille politique s’avère perméable à « l’inconscient colonial ».
Car les otages qui l’intéressent, ce sont aussi les fils de chefs rebelles défaits que Louis Faidherbe, le « pacificateur du Sénégal », prit l’initiative de séquestrer et de rééduquer au sein de « l’école des otages » qu’il créa sous ce nom en 1855 à Saint-Louis. Le but avoué était de faire d’eux de futurs interprètes et auxiliaires de l’armée française en Afrique ; un but que poursuivit Archinard après lui, quand, en plus du « trésor de Ségou », il s’empara du petit-fils d’El Hadj Oumar Tall, Abdoulaye. Placé dans une famille parisienne sous le statut de pupille de la nation, celui-ci intégra le lycée Janson-de-Sailly, puis commença Saint-Cyr avant de mourir à vingt ans, en 1899, des suites de la tuberculose.
En parcourant, dans les archives coloniales, la correspondance officielle afférente au jeune homme, Tervonen déduit qu’un épisode évoqué à mi-mot a failli compromettre son entrée à l’école militaire. Le comportement d’Abdoulaye Tall lors d’un voyage au Sénégal qui lui avait été accordé afin qu’il visite sa mère a fait l’objet de rapports défavorables de la part des administrateurs coloniaux supposés prendre en charge son séjour sur place. Tervonen a retrouvé la longue lettre, qu’elle reproduit in extenso, par laquelle Abdoulaye Tall, alors âgé de dix-sept ou dix-huit ans, relate à Archinard comment il y a été traité, et les causes de sa frustration.
Se plaignant notamment de devoir réclamer sans cesse ce qui lui est dû auprès des autorités compétentes, il se voit répondre par l’un de leurs représentants : « Après tout, on a le droit d’agir envers vous comme on l’entendrait, vous n’êtes que le fils d’un vaincu. » Abdoulaye Tall admet aussitôt que son interlocuteur « a raison, je ne suis que le fils d’un vaincu et à ce titre je ne dois m’attendre qu’à des humiliations et à des grossièretés des brutes de son espèce ». Aussi s’excuse-t-il ironiquement de s’être quelquefois comporté librement dans son propre pays : « j’aurais dû me souvenir qu’étant le fils d’un vaincu, je n’avais pas le droit d’agir comme un particulier », et il conclut son exposé de la manière suivante : « Je me rends très bien compte de ma situation : mon seul crime est d’être le fils d’Ahmadou et d’avoir été ramené en France par toi ; mais je suis fier de l’un et tâcherai de me rendre digne de l’autre. Ce qu’on veut, c’est me pousser à faire quelque coup de tête, après on fera retomber la faute sur quelqu’un : “Oui, dira-t-on, quel besoin avait-on de faire venir en France ce petit Noir ?” ».
Ces lignes laissent sur le lecteur d’aujourd’hui, encore peu habitué à ce que les vaincus (et a fortiori leurs fils) prennent la parole de manière aussi éloquente, aussi véhémente, une impression à la fois oppressante et « étrange », ainsi que la qualifie elle-même Tervonen. L’« impression étrange qu’en cent vingt ans rien n’a changé, que les scènes qui se déroulaient en 1897 dans le bureau du gouverneur à Kayes ou à Saint-Louis se répètent aujourd’hui dans des commissariats de police français, avec d’un côté la conviction de certains de disposer du droit du plus fort, et de l’autre, l’évidence qu’il faut garder patience et calme, ne pas faire de coup de tête, peu importe qu’on ait tort ou raison ».
Ce qu’écrit là la journaliste, une historienne n’aurait sans doute pas pu l’exprimer, sinon en son for intérieur. Le formuler en ces termes, pourtant, risquer cette comparaison, c’est précisément éclairer le passé, ramener en pleine lumière « l’inconscient colonial » qui en est issu, et mesurer du même coup la profondeur proprement abyssale d’où il remonte à présent, en suivant des schémas voire des manières de s’exprimer en tous points analogues à ceux en vigueur au temps des colonies. L’étrangeté qui émane du témoignage d’Abdoulaye Tall vient malheureusement de sa trop grande familiarité.
L’importance qu’il revêt dans l’ouvrage de Tervonen ne tient pas seulement à son caractère exceptionnel, mais à la position de contrepoint qu’il y occupe vis-à-vis d’une lettre manquante : celle qu’aurait pu écrire une autre enfant (combien y en eut-il ?) ramenée en France par Archinard un an avant Abdoulaye. Confiée à sa sœur au Havre, où elle vécut jusqu’à sa mort en 1921, Naba Kamara, fille d’un guerrier affidé à l’officier français, a suscité des témoignages extérieurs, louant sa gentillesse, son élégance, et ses manières de bonne petite Française ; de ses possibles révoltes intérieures à elle, on ne sait rien, on ne peut que les imaginer. Or, Tervonen ne pratiquant pas la fiction mais le journalisme, Naba Kamara demeure, comme la majorité des otages que fit la France en Afrique, « la petite fille muette » de ce vaste récit que peuplent en creux d’innombrables absents.