Rédigé en 1883, Life among the Paiutes est la première autobiographie d’une Amérindienne publiée aux États-Unis : Sarah Winnemucca Hopkins y raconte la vie des Numa du Nevada, les guerres avec l’armée américaine, ses interventions auprès du gouvernement de Washington… Ce livre est traduit pour la première fois en français.
Sarah Winnemucca Hopkins, Ainsi je suis venue. Autobiographie d’une Indienne paiute. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pauline Tardieu-Collinet. Anacharsis, coll. « Famagouste », 322 p., 22 €
Née aux environs de 1844 dans l’actuel Nevada, Sarah Winnemucca Hopkins (ce deuxième nom est le patronyme de son second époux) se présente d’entrée comme de haute filiation : petite-fille du chef de la nation paiute (en fait, d’une partie de cette nation) puis fille du chef des Paiute du Nord, les Numa, un peuple dont elle décrit avec une précision quasi anthropologique les « mœurs sociales et domestiques » à l’époque – dont l’égalité entre hommes et femmes. Avec la même attention, elle analyse à partir d’évènements précis ce qu’elle appelle « Les guerres et leurs causes » : alors que tout s’organise au mieux malgré la saisie de terres numa, « ce sont toujours les Blancs qui commencent les guerres ».
En 1860 (début de la guerre de Sécession), les relations explosent entre Numa et autres Indiens du plateau de la Columbia River et du Grand Bassin, d’une part, et, d’autre part, les colons, l’armée américaine et les milices locales. Les Paiute du Nord se divisent sur la stratégie et les tactiques à adopter pour résister, survivre à l’avancée des occupants, du chemin de fer transcontinental et des épidémies. Les Numa sont finalement confinés pour la première fois dans une réserve, dite de Pyramid Lake. À la demande des uns et des autres, « Indiens » ou « Blancs » (1), Paiute proches ou lointains, Sarah Winnemucca devient alors interprète, traductrice (elle parlait l’anglais, l’espagnol et plusieurs langues indiennes), intermédiaire indispensable entre civils, militaires, autres Paiute et nations voisines.
C’est ainsi que Sarah, cavalière remarquable, galope jour et nuit, du désert-fournaise aux Rocheuses glaciales, pour porter des messages, assister à des réunions entre de multiples interlocuteurs, amis, ennemis, neutres, impliqués ou passifs, convoquée au nom de ses talents qui font lien. Elle galope encore pour semer des cavaliers blancs menaçants – elle sait que c’est de viol qu’il s’agit, tentative criminelle croisée plusieurs fois par elle et d’autres femmes et qu’elle dénonce haut et fort, ce qui est unique. Elle repart au galop assister des militaires dans leurs négociations précédant la guerre avec les Snake Indians (1864-1869), délivrer un groupe « de son peuple » pris dans la guerre des Bannocks (mai-août 1878), aider une femme qui vient d’accoucher sur la route…
Très au fait des causes, profondes et immédiates, des guerres entre « Blancs » et « Indiens », Sarah Winnemucca écrit aux autorités locales, régionales, nationales. Elle est reçue à Washington (1880) par un sénateur qui soutient sa cause, par le président des États-Unis qui fait trois tours et puis s’en va, et par Carl Schurz, ministre de l’Intérieur, qui lui remet une lettre signée de sa main pour tout personnel civil et militaire aux fins d’exécution immédiate des ordres convenus avec elle. Ordres jamais appliqués, tandis que des lettres rédigées par les agents des réserves à destination de l’exécutif affirment qu’il n’est pas possible de les exécuter. Ou substituent des faux à des courriers, des pétitions et autres documents paiute traduits et rédigés par Sarah.
De leur côté, des colonels, des généraux et autres militaires adressent au pouvoir exécutif des courriers l’invitant à appliquer d’urgence les accords en question : les Paiute seront nourris et vêtus correctement, ils seront logés décemment, on leur laissera une partie de leurs terres, sous forme collective et individuelle pour qu’ils y travaillent et produisent comme ils savent le faire quand ils disposent du nécessaire – outils, engrais, machines, matières premières, argent. En somme, on doit leur remettre comme prévu ces instruments de la coupure définitive avec la vie « sauvage » et de l’ouverture vers la voie royale de la « civilisation ».
Subtile et habile, Sarah Winnemucca use de son statut de femme pour faire croire à son interlocuteur (civil ou militaire, « Blanc » ou « Indien ») que c’est lui qui a trouvé la solution… vers laquelle elle l’a aiguillé. Elle rapporte par ailleurs volontiers les propos des siens, ici des vieillards alors que la violence de l’injustice éclate : « Ah ! les Blancs nous traitent bien durement. Nous ne pouvons rien y faire, nous devons le supporter comme la petite souris sous la patte du chat. Ils aiment nous voir souffrir et se moquent de nous quand nous pleurons, mais nos pères-soldats sont bons. » Lors de ses échanges avec les autorités de la réserve (2), Sarah dénonce en quelques répliques frappantes les pseudo-raisonnements destinés à la faire taire ou à la tromper – bientôt, ces interlocuteurs la haïront. Et elle décortique la façon dont les intérêts économiques des colons conduisent quasi mécaniquement à la mise à mort de son peuple : « Les colons blancs racontaient ces mensonges afin de pouvoir vendre leurs céréales, qu’ils ne parvenaient pas à écouler autrement. La seule façon de gagner de l’argent pour les éleveurs et les cultivateurs est de déclencher une guerre indienne, car la guerre fait venir des soldats qui leur achètent de la viande de bœuf, du bétail, des chevaux et des céréales. C’est ainsi que les colons engraissent. »
Simple et directe, en face-à-face ou par courrier, elle dit son fait à chaque parti, « Blancs » contre « Blancs » et « Indiens » contre « Indiens » compris. Ainsi, du père méthodiste Wilbur, tout-puissant sur la réserve : « Rien n’a jamais été fait pour respecter la promesse du papier du secrétaire Schurz. Parmi les lettres fournies figurant dans le rapport de l’armée, deux ou trois sont du père Wilbur. Il dit que le départ des Paiutes de sa réserve serait un grand soulagement […] Pourtant, il fait tout […] pour les empêcher. […] Ils représentent pour lui une source de richesses. […] Il les affame et vend leurs rations. Il ne dit pas grand-chose contre moi, mais il dit que, sans mon influence, les miens seraient satisfaits dans la réserve ».
Sarah Winnemucca clôt son livre sur quatre mots : « Ainsi je suis venue ». C’est que, après l’ultime déportation des Paiute sur la réserve Yakima (1879) d’où ils n’obtiendront le droit de repartir que dix ans plus tard, elle avait déclaré forfait : « Impossible de faire quoi que ce soit pour aider mon peuple ». Les siens avaient alors insisté pour qu’elle retournât dans l’Est parler en leur nom, ce qu’elle fit : « Ainsi je suis venue », conclut-elle pour les auditeurs de ses conférences… devenus ses lecteurs. La version française a fait son titre de ces quatre mots. L’auteure avait choisi Life among the Paiutes. Their Wrongs and Claims. Car c’est son peuple qu’elle met au centre de ce récit, certes tissé avec sa propre histoire au long de ces huit chapitres, mais toujours de l’individuel au collectif, du particulier au général, du temps passé au temps présent, des complexités inextricables aux drames criants.
Combattante, Sarah Winnemucca a sans cesse cherché le compromis pour échapper au laminage, tout en s’y adaptant. Aussi fut-elle qualifiée de traîtresse par différents acteurs de cette guerre qui ne disait pas son nom. Elle a dénoncé les agents des réserves qui se gobergeaient de « l’aide » de Washington aux vaincus. Aux manquements criminels du ministère de l’Intérieur, elle a opposé la fiabilité de l’armée qui toujours respectait l’ordre et les ordres, le statut et les statuts, la parole donnée et la noblesse attestée. À chaque fois, elle donne les noms. Position intenable qu’elle tient jusqu’au bout.
Encouragée par des femmes libérales de la côte Est, qui prônaient l’assimilation des Indiens dans le respect de tel ou tel aspect de leur culture, Sarah Winnemucca s’engage à partir de 1883 dans des tournées de conférences. Au fil des villes et des milieux philanthropiques, des féministes et des libéraux qui l’accueillent, elle défend la cause des Numa et des Indiens en général. Elle n’a de cesse de disséquer, exemples à l’appui, la politique destinée à les tuer sous prétexte de les civiliser. Son éloquence, sa parole non sectaire, claire et précise, disent une résistance à la fois intègre et pourtant toujours au bord du précipice de l’accommodement.
Ces conférences sont devenues un livre, célébré comme la « première autobiographie d’une Indienne », en fait troublant réquisitoire contre l’assassinat d’un monde conquis. Un livre politique dépliant l’histoire aussi bien immédiate qu’ancestrale, rédigé par une femme dans le langage du conquérant. De quoi déranger et émouvoir.
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À l’époque, on disait et on écrivait « les Indiens », « les Blancs », les « sauvages, « les chrétiens », et c’est ce que fait Sarah Winnemucca.
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En 1869 est votée la réforme du président Ulysses Grant, dite « politique de la paix », ou Peace Policy : à l’agent du Bureau of Indian Affairs (BIA), représentant omnipotent du ministère de l’Intérieur sur la réserve, on ajoute des religieux de dénominations diverses, non moins omnipotents, chargés d’instruire et de christianiser les « sauvages ».