La poésie, pour Étienne Faure, est d’abord une opération d’incarnation. S’il est à lui-même son principal objet (chaque recueil est une collection d’ego-portraits), ses poèmes sont loin de se réduire à la matière intime. Les lieux où ils naissent, par exemple, y sont essentiels, comme le montre son dernier recueil, Vol en V.
Étienne Faure, Vol en V. Gallimard, 144 p., 16 €
Ici, hormis une vingtaine de pages ancrées dans le « plein sud », il s’agit essentiellement des quartiers populaires de Paris qui lui sont familiers. Étienne Faure évoque un paysage urbain dense et fourmillant, tantôt vu d’une fenêtre, dans une attitude quasi baudelairienne, où l’anecdote (« La livraison d’un piano par les airs / Au septième de la rue ») cède bientôt le pas à la rêverie, tantôt vécu sur le motif, dans une déambulation qui met en mouvement la pensée et fait fond sur le hasard.
Ce qui frappe surtout, quant aux thèmes, c’est la forte présence du passé, qui sourd à chaque instant du présent, ombrant ses pages d’une mélancolie légère, qui peut le conduire à hanter les cimetières (une section du recueil est intitulée « Jours de repos » : on comprend bientôt que ce repos est éternel) mais à laquelle il ne s’attarde pas, échappant à la tentation élégiaque par un moyen quelque peu délaissé, en élargissant la vision au vaste mouvement des sociétés : des poèmes d’aujourd’hui qui se souviennent de l’Histoire. Elle est parfois leur substance même, appelée par un mot – la traversée de la rue de Prague, à Paris, le précipite tout à coup dans « un temps où l’Europe était muette, / cousue en un grand damassé de langues… » – ou par une image mentale :
Hier soir enfoncé le soleil – adieu –
n’est pas réapparu ; nulle extraction
du sol gelé en demi-roue ni promesse
d’avenir radieux, rayons peints
au-dessus des labours en neige
à l’antique façon soviétique
quand la foule se levant plus tôt à l’est
la lumière elle aussi travaille à vivre.
à l’est radieux
Le plus souvent, une brève incise suffit à arracher les vers à la banalité du lieu et à l’étroitesse de l’expérience individuelle, à leur donner profondeur temporelle et puissance émotionnelle, comme dans cette entame : « Je dors dans un quartier raflé en Quarante-deux… » On aura remarqué, par le poème cité plus haut, que les titres sont placés à la fin : à la deuxième lecture (toujours fructueuse, et même nécessaire pour la plupart des poètes français d’aujourd’hui), il arrive qu’ils éclairent des allusions d’abord inaperçues ; ainsi de ce « soleil est d’Allemagne » que, le titre atteint (« au soleil réunifié »), on peut relire : « soleil Est d’Allemagne ».
L’un des traits formels de ces poèmes est de s’inscrire sur une page et d’être faits d’une seule phrase, scandée par des virgules, au long de laquelle la pensée vagabonde, passant sans rupture syntaxique d’une réalité à une autre, assez voisine pour ne pas irriter la raison, assez éloignée pour la troubler un peu. Le poème n’épuise jamais le sens qui naît : il se prend à une image, à un mot de rencontre, se fixe un instant, puis dévie et se métamorphose. S’il semble parfois battre au vent, avec de brusques sauts du présent au passé et du proche (« les amants comme suicidés / l’un dans l’autre ») au lointain (« les passants / […] portant leurs peines »), il ne quitte jamais tout à fait son objet et, assez souvent, après avoir erré à l’aventure, se referme sur lui-même.
Il faudrait entrouvrir la boîte aux secrets, parler de l’écriture. Disons seulement qu’Étienne Faure fait montre d’un goût des mots (« de quelle / nippe affriole et s’attife la maîtresse / de maison »), d’une invention dans les images (ainsi de cette « machine / à dénoyauter les crânes », à propos d’un mauser) et dans les détails (celui-ci, rapporté de l’hémisphère sud : « tout le boucan des oiseaux recommence / en plume et en perruque »), en un mot d’une exigence de langue qui réjouit et séduit presque continûment. Ses poèmes, bien que dépourvus de mesure, sont d’une grande justesse sonore ; on ne saurait souvent y ajouter ou en retrancher rien sans les altérer. Il faut donc les faire vivre à l’oreille – il n’est pas inutile de rappeler cette évidence de temps à autre.
On sait très vite ce qu’il en est d’un livre. La première page lue, notre jugement est fait – lequel, évidemment, en dit autant sur nous que sur lui. On ouvre Vol en V, on lit « le cœur est dans la gorge » :
Souvent les dieux vivent en soupente, jeunes et vieux
mansardés par l’amour et le temps qui passe,
à boire un glass le soir aux fenêtres rousses,
y approfondir la connaissance d’un nu encore
inconnu, corps à corps qui gîte ici, croît, décroît,
aspire à l’émotion avec des mots qui se hâtent
dans la bouche en désordre, les sons empruntant
toutes sortes d’accents, d’anacoluthes, chaos anciens
– je t’aime – ou bien rien, le cœur est dans la gorge
au bord des toits semblablement anthracites,
ne roucoule plus, voix recluse à hauteur du zinc
où perchent les oiseaux voisins entre noir et blanc,
cris de corneilles, pies et corbeaux qui peinent
à dire leur peine, eux aussi enroués,
d’inouïes déclarations remontées du cou.
On entend d’ici leur cœur battre.
On sait déjà qu’on s’y plaira ; et, en effet, on vole sans effort jusqu’aux passereaux « rassemblés en ordre / plumitif » qui babillent à la dernière page.