Le prix des dollars

Il s’est dernièrement publié aux États-Unis une série d’essais dans lesquels les auteurs présentent leurs difficultés à s’accommoder d’une existence en société capitaliste avancée (ou finissante ?) alors qu’ils n’en sont pas eux-mêmes les premières victimes. Eula Biss, avec Avoir et se faire avoir, est l’une d’entre eux.


Eula Biss, Avoir et se faire avoir. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Justine Augier. Payot, 280 p., 21 €


L’analyse critique personnelle d’une position (un peu ou très) privilégiée a d’habitude tendance à susciter chez le lecteur un brin d’agacement. Lassé de voir se dérouler au fil des pages le schéma prévisible (la liste des avantages qu’apporte le confort social mêlée à des aveux de culpabilité, de malaise, de promesses d’amendement, etc.), il est prêt à penser que le mode autobiographique n’est pas le mieux adapté à ce sujet où le piège narcissique menace. Eula Biss, qui est poète et essayiste, évite ce piège grâce à sa manière directe, vive, presque naïve, d’aborder la question.

Avoir et se faire avoir, d'Eula Biss : le prix des dollars

Dans l’Illinois (2008) © Jean-Luc Bertini

En effet, d’écrivain qui avait du mal à joindre les deux bouts et n’avait vécu que de petits boulots, elle est devenue en 2014, à près de quarante ans, assez connue et quelque peu argentée grâce à un livre, Immunité (sur la vaccination et les personnes qui la refusent). Il lui a valu des bourses, des avances pour un prochain ouvrage et un poste d’enseignante dans une université de Chicago (73 000 dollars par an), ce qui, avec le salaire de son époux, donne à sa famille des revenus d’environ 125 000 dollars par an. Elle a donc pu acheter sa première maison à Chicago dans un quartier en voie de gentrification (pour 450 000 dollars + 13 000 dollars de réfection de la cheminée). On peut ici insister sur ces montants puisque Biss elle-même tient, dans son entreprise de vérité, à les mettre en avant et à n’en rien cacher. Dévoilement comptable à l’appui, c’est donc l’étude de l’entrée dans la classe moyenne qu’entreprend Avoir et se faire avoir, en insistant sur ce qu’il y a de malcommode d’un point de vue pratique, psychique et moral à abandonner un mode de vie un peu marginal.

Le fait d’être devenue propriétaire (Biss n’ose même pas avouer à sa sœur le prix réel de sa maison) et celui d’avoir un travail fixe lancent ses interrogations. Enfant d’une famille modeste, elle a toujours eu l’habitude de la débrouille, schéma assez familier aux États-Unis – et non délétère pourvu qu’on soit jeune et pas complètement prolétaire. Elle a toujours écrit et désiré devenir écrivain… et hop, un beau jour, voilà qu’arrivent reconnaissance éditoriale, sécurité et dollars.

Avoir et se faire avoir a donc un côté « fable du loup et du chien » revue pour un pays d’abondance et de rêve américain. Notre loup Biss aurait choisi la servitude (si tant est qu’on puisse considérer sa situation précédente comme celle de la liberté) et raconte combien il est difficile de s’accommoder des nouvelles obligations que sa nouvelle situation fait peser sur elle et son entourage proche.

Avoir et se faire avoir, d'Eula Biss : le prix des dollars

Le point de vue du livre est personnel, mais aussi frotté d’historique et de culturel. Il s’appuie sur des expériences et des observations de toutes sortes concernant son quartier, son (nouveau) travail, ses conversations, ses lectures… Biss feuillette Marx et Weber, s’étonne que les riches ne disent jamais qu’ils sont riches, se demande ce qu’est le capitalisme. Elle va chez Ikea, se fait houspiller par une voisine pauvre qu’on expulse de chez elle, voit émerger chez son fils de huit ans la conscience de la valeur monétaire. Elle évoque Virginia Woolf et la manière dont celle-ci traitait les domestiques, parle de Joan Didion, d’Alice Toklas, de David Graeber (anthropologue récemment décédé, auteur de Bullshit Jobs et figure de proue du mouvement Occupy Wall Street)… Elle se demande, lorsqu’elle procède au choix d’une peinture pour son intérieur, pourquoi celle qui coute 110 dollars le gallon lui parait infiniment plus belle et lumineuse que les autres moins chères (on ne saura pas laquelle elle a finalement achetée). Avoir et se faire avoir aborde ainsi les questions de la consommation, du prestige, de la valeur et des compromis inévitables qu’il faut faire pour s’insérer dans le « système » du travail.

Peut-être les parties sur la consommation ne sont-elles pas les plus originales, tant la fascination qu’exercent sur nous les objets a été mille fois contée. Mais, sur le travail, le livre est plus intrigant parce que l’auteure, sans avoir à dire de choses très nouvelles, possède l’ardeur et la conviction de l’artiste. Elle sait exprimer la revendication de celui ou celle qui veut créer ou penser (un tant soit peu) et dire la nécessité absolue, non d’argent, mais de temps, et l’impossibilité absolue également qui en découle de se conformer à des modes de penser et de vivre préétablis.

La vision du livre est également instructive pour son côté américain, non voulu par Biss, mais frappant pour le lecteur français ; l’auteure en effet pense à l’intérieur d’un système où il n’existe pas d’aide ni de protection publiques, et qui oblige donc chacun à prévoir comment financer sa santé, sa retraite, les études de ses enfants, etc., et à y dépenser une énorme énergie mentale (outre beaucoup de dollars). Voilà qui fait sentir, par comparaison, combien nous sommes, ou étions jusqu’à présent, grâce à certains de nos « États-providence » européens, en partie protégés et exemptés de ces soucis, libres de nous occuper d’autre chose que d’assurer les fondements matériels essentiels à notre existence.

Avoir et se faire avoir possède donc à la fois un intérêt culturel documentaire et une séduction pétillante qui vient de la personnalité de Biss. Celle-ci a cependant ses limites, d’autant plus sensibles qu’à la fin du livre l’auteure offre en bibliographie une liste d’ouvrages sur lesquels elle s’est appuyée : en la parcourant, le lecteur peut se sentir plus attiré par les textes référencés, vu le caractère plus primesautier que réfléchi de certaines pages de cet aimable essai.

Avoir et se faire avoir reste un livre fort sympathique… en anglais seulement, car la version française est écrite dans un de ces étranges patois, propres à certaines traductions, fait de calques, de mot à mot, et de quelques erreurs de syntaxe. Dommage.

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