Même si l’on ne voit dans ce qu’on appelle le wokisme qu’une invention destinée à stigmatiser des pensées critiques, il faut bien admettre qu’il existe certaines sensibilités qui lui correspondent. On peut y voir un symptôme de la perte des valeurs collectives comme la civilité ou la citoyenneté, et du fait qu’il est plus important d’être attentif à diverses causes éthiques que de voter aux élections. Ces modifications sont manifestes dans des sociétés hyper-individualistes comme celle des États-Unis, mais se transposent en Europe. Pierre Vesperini n’entend pas discuter toutes ces questions. Son propos se limite à ce que l’on appelle la « cancel culture », que l’on pourrait appeler le dégagisme culturel.
Pierre Vesperini, Que faire du passé ? Réflexions sur la cancel culture. Fayard, 256 p., 18 €
Pierre Vesperini a proposé, dans son travail d’historien, de relire la philosophie antique en la traitant avant tout comme un ensemble de pratiques plutôt que de doctrines. Il n’a de sympathie ni pour la conception humaniste des Belles Lettres, ni pour l’idée que les philosophes de l’Antiquité pourraient avoir posé des problèmes qui seraient encore les nôtres. Il cherche au contraire à les rendre aussi distants de nous que possible. Mais il a trouvé que le projet d’un professeur du département de classics de Princeton, Dan-el Padilla Peralta, de « sauver les classiques de la blanchité » poussait le bouchon de la cancel culture un peu trop loin. Selon ce professeur, les classics sont les refuges de la culture blanche et l’alt-right américaine brandit l’Antiquité comme un étendard. Cela suffit selon lui pour qu’on supprime ces départements des universités américaines. Son objectif est politique : « Pour moi la liberté d’expression ou l’échange des idées ne sont pas des fins en soi. »
Dans trois essais parus initialement dans Philosophie Magazine, Vesperini a dénoncé l’absurdité de la position militante de Padilla et ses sophismes : confusion entre le but d’une institution et ses pratiques (ce n’est pas parce que les antiquités classiques sont devenues une discipline « blanche » que leur étude est au service de la domination blanche), confusion entre fait et valeur (ce n’est pas parce que les Anciens pratiquaient l’esclavage que l’étude de la civilisation ancienne revient à l’approuver), confusion entre science et politique (ce n’est pas parce que les départements d’Humanités deviendraient un lieu de contestation de la culture présente qu’ils acquerraient eo ipso un statut scientifique).
Il aurait pu ajouter deux autres sophismes courants dans ces discussions. Le premier est le sophisme génétique : à partir du moment où l’on admet que toute origine (biologique ou historique) d’une pensée compte plus que son contenu objectif, et que nos jugements sur ces origines se trouvent être de désapprobation, alors le dégagisme s’introduira : « X est un mâle blanc, donc sa pensée est celle d’un mâle blanc ». Le second sophisme est celui qu’on pourrait appeler « des amitiés suspectes » : ce n’est pas parce que la droite réactionnaire vante les mérites de la civilisation blanche qu’elle considère comme incarnée par les Anciens que la culture antique s’en trouve par là même dévalorisée. Vesperini admet que les opposants à ces discours « décoloniaux » commettent les mêmes paralogismes quand ils répondent que l’étude des classiques permet de combattre le racisme. Il n’a pas de mal à montrer l’absurdité de ce programme, Il consacre un chapitre aux trigger warnings, version moderne du carré blanc, qui préviennent les spectateurs de Roméo et Juliette que la pièce contient des représentations du suicide qui pourraient les choquer, ou qui avertissent les étudiants d’un cours de mythologie grecque qu’il pourrait y être question de violence.
Vesperini se livre ensuite à des réflexions sur le déboulonnage de la statue de Jefferson, sous le prétexte que le fondateur de la nation américaine avait des esclaves, et sur l’opportunité d’élever ou de détruire des statues. On élève des statues ou l’on baptise des lieux pour diverses raisons, parce que tel ou tel individu incarne telle ou telle cause reconnue à telle époque, mais les contextes historiques sont éminemment variables. Le dégagiste culturel n’est-il pas alors comme ce Français visitant Londres dont parle Alphonse Allais : « Ces Anglais sont fous ! Ils donnent à leurs gares et à leurs rues des noms de défaites ! Waterloo ! Trafalgar ! » ? Cela ne devrait-il pas inciter au relativisme ? Mais la cancel culture n’est pas relativiste et postmoderne. Elle ne dit pas : « Si c’est bon pour vous, c’est aussi bon pour nous », mais : « C’est mauvais pour nous, et cela doit être mauvais pour tout le monde ». Elle condamne au nom d’un éternel présent, qu’elle s’imagine incarner. Vesperini a parfaitement raison de voir en cette culture une résurgence du vieil esprit puritain et de l’obsession raciale des élites blanches de Nouvelle-Angleterre, repris, par un retournement tragique, par les descendants de leurs premières victimes.
Il est pourtant surprenant qu’ayant dénoncé les absurdités de la cancel culture, Pierre Vesperini ait jugé bon d’ajouter à ses articles initiaux une première partie, dans laquelle il nous explique que, s’il n’approuve pas la forme des revendications des militants antiracistes et décoloniaux, il les comprend et les trouve même justifiées : le christianisme est, nous dit-il, une longue histoire de violence, de patriarcat et d’intolérance, le capitalisme a colonisé et instauré un ordre injuste, et il est donc normal que, face à un traumatisme qui vient du fond des siècles, la jeunesse qui descend des esclaves et des colonisés se révolte. On peut comprendre, nous dit-il, les réactions des étudiants qui déboulonnent des statues comme le désir de « tout oublier », comme les patients en psychiatrie victimes de violences. Il ajoute, citant Walter Benjamin, que tout témoignage de culture est également un témoignage de barbarie : pas de Virgile sans la barbarie romaine, pas de Michel-Ange sans la barbarie de la papauté, pas de Racine sans la barbarie de la monarchie absolue.
Vesperini s’en prend aussi à l’impérialisme soi-disant « universaliste » des élites qui prétendent avoir le monopole de la culture, et les accuse de favoriser, au nom des humanités gréco-latines, les régimes autoritaires. Il retrouve ainsi le ton des critiques que Paul Nizan adressait jadis aux « chiens de garde » de la bourgeoise, et de celle, plus récente, de Bourdieu. Les clercs prétendent pratiquer les « vertus communes » de l’intellect (modestie, honnêteté, respect du vrai) mais ils sont au service de l’ordre établi. Je pense au contraire qu’il faudra toujours défendre un Benda contre ces gardes rouges. De fait, à bien des égards les querelles de la cancel culture ressemblent aux débats de jadis entre les tenants du marxisme et ceux de la culture « occidentale » humaniste [1].
Vesperini serait plutôt, mutatis mutandis, dans le camp marxiste. On ne défendra pas les classics, nous explique-t-il, si l’on tient la culture qu’ils véhiculent pour un héritage intangible et universel, et si ceux qui la défendent adoptent une attitude sacerdotale, celle des clercs qui vont, tel Renan, faire leur prière sur l’Acropole. À cette culture-héritage, on doit préférer, nous dit-il, l’attitude du philologue, qui ne fait pas de la culture classique l’objet d’une religion, mais traite le passé comme le passé. Le véritable humanisme, selon lui, est celui qui resitue les Anciens dans leur temps [2]. Mais il y a une limite qu’on peut appeler herméneutique à la mise à distance du passé : on ne le comprend, même si l’on se transporte vers lui avec l’attitude la plus « archéologique » possible, que si l’on utilise, au moins minimalement, nos concepts et nos catégories. Et le passé n’est pas que le passé : que nous parvenions à comprendre les auteurs du passé en témoigne. En ce sens, Vesperini ne commet-il pas le même type d’anachronisme que celui qu’il reproche aux dégagistes quand il assimile l’histoire de l’Occident et du christianisme à une longue histoire de violence contre les femmes ? On en dirait autant, même s’il n’en est pas question dans ce livre, de la position d’Aristote sur l’esclavage [3].
On peut se demander également si Vesperini, en disant « comprendre » la colère des dégagistes culturels, ne commet pas les mêmes paralogismes que ceux qu’il dénonce chez eux. Car quand il nous dit que « la puissance indéniable du mouvement de la cancel culture vient de ce qu’il y a tout un passé de cultures annihilées qui vient comme réclamer justice à l’Occident », n’assimile-t-il pas les objectifs de la justice sociale avec ceux de la recherche scientifique, alors même qu’il nous enjoignait de ne pas les confondre ? Quand il nous dit qu’on ne peut pas séparer la culture de la barbarie qu’elle produit, cela ne revient-il pas à donner raison, au moins en partie, à des universitaires comme Padilla ? Car tout étudiant qui traduit Virgile mais se souvient aussi de la barbarie romaine devrait éprouver le même genre de réticence que celle des visiteurs d’un château fort qui viennent à se rappeler qu’il fut le théâtre de massacres et de tortures dans les siècles passés.
Vesperini nous dit que « l’histoire de l’université occidentale a été pendant des siècles l’histoire d’un pouvoir qui sert le pouvoir » mais qu’il ne faut pas confondre cette pratique avec le but poursuivi, la recherche de la vérité. Mais cette recherche n’est-elle pas aussi, au moins une partie du temps, le but des clercs ? On ne peut pas dire à la fois qu’ils servent nécessairement l’ordre bourgeois et qu’ils incarnent les buts de l’université et ce que Benda appelait « les valeurs éternelles ». Et Vesperini commet le sophisme des amitiés suspectes qu’il dénonçait lui-même quand il soutient que les clercs sont nécessairement, au nom d’une illusoire « culture universelle », les complices des régimes autoritaires. Mais, même s’ils le sont, en quoi cela entache-t-il de soupçon l’universalisme ? Enfin, Vesperini ne commet-il pas le même type d’anachronisme que celui qu’il reproche aux dégagistes quand il assimile l’histoire de l’Occident et du christianisme à une longue histoire de violence contre les femmes ? L’attitude philologique n’impliquait-elle pas une conception un peu moins linéaire de cette oppression ?
On dit souvent que ces courants visant à faire table rase du passé se limitent aux universités américaines et canadiennes, et Pierre Vesperini s’en tient à cette aire géographique. Il y a certes en Europe peu d’épisodes tels que la débaptisation de la Hume Tower à Édimbourg ou l’affaire des Suppliantes à la Sorbonne, et personne n’a encore proposé la suppression du grec et du latin à l’université. Les querelles décoloniales sont en fait l’arbre qui cache la forêt. Comme le note Vesperini, ce n’est pas parce que les études anciennes seraient trop blanches ou trop « élitistes » qu’elles connaissent la désaffection, mais parce que depuis longtemps elles ne font plus partie du canon de la culture, même littéraire. Nombre de savants, comme Paul Veyne, pensent que le grec et le latin sont voués à ne plus être l’apanage que d’une poignée de chercheurs spécialisés et appellent à leur disparition du secondaire, où l’on n’en donne qu’un vernis. Mais comment, s’il n’y a pas au moins ce vernis, peut-on espérer que les lycéens pourront avoir envie de poursuivre l’étude des langues anciennes ? Faudra-t-il alors suivre le Père Ubu : « Cornegidouille ! Nous n’aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines ! »
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Voir notamment Julien Benda, « Culture occidentale et culture communiste » (1935) in Précision, Gallimard, 1937.
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Pierre Vesperini a montré le chemin, avec sa superbe traduction de Théocrite, Les magiciennes et autres idylles, Poésie/Gallimard, 2021.
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Voir l’article classique de Jacques Brunschwig, « L’esclavage chez Aristote », Cahiers de philosophie n° 1, sept. 1979, p. 20-30.