Dans son dernier ouvrage, le philosophe et musicologue Peter Szendy propose une analyse novatrice de l’acte de lire, en s’appuyant sur un ensemble très éclectique d’écrivains et de penseurs. Pour En attendant Nadeau, Pierre Senges présente ces Pouvoirs de la lecture.
Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture. De Platon au livre électronique. La Découverte, coll. « Terrains philosophiques », 220 p., 20 €
Préprélude
« Les pages qui suivent se lisent, dans un premier temps, comme celles de n’importe quel livre. On les tourne, et le discours s’enchaîne continûment » : voilà ce qu’on peut lire dans un « Avertissement au lecteur » en ouverture de Wonderland, écrit par Peter Szendy et Georges Aperghis, publié en 2004 aux éditions Bayard. Dix-huit ans plus tard, Peter Szendy, devenu collectionneur de dispositifs d’écriture et d’adresses au lecteur, pourrait inscrire cet incipit dans le corpus de son dernier ouvrage – cela dit, le mode d’emploi de Wonderland se complique après quelques pages, et son discours cesse bientôt de s’enchaîner continûment.
Prélude
L’accentuation sur la première syllabe, caractéristique du hongrois, est censée être à l’origine de cette manière dite tzigane d’entamer les pièces musicales, dans le vif du sujet, en attaquant par exemple les notes d’une anacrouse comme si elles étaient écrites sur le temps fort de la première mesure. Cette confusion du premier temps et de ce qui le précède est peut-être à l’origine de l’intérêt de Peter Szendy pour les arts de l’incipit : à quel moment s’entame la lecture ? à quel moment précis le livre parvient à l’initier, la devance, la retarde, ou l’oblige ? (Je propose ici une hypothèse fumeuse, mais le lecteur n’est pas tenu de la lire.)
1.
Dans Écoute. Une histoire de nos oreilles (Minuit, 2001), consacré à l’écoute musicale, Peter Szendy examinait déjà la forme impérative : « tu dois écouter, il faut écouter », et ce « tu dois archaïque » était lié à un souvenir : « celui d’écouter la musique dans l’idée […] de l’adresser à un(e) autre ». Fidèle à ses curiosités comme à son expertise, Szendy fait l’hypothèse dans Pouvoirs de la lecture d’un semblable impératif, lié cette fois au livre, puis d’une semblable triangulation de la lecture, avant d’étudier les diverses façons de combiner l’un et l’autre.
Sur la très riche scène de Pouvoirs de la lecture, entrent donc l’archonte et l’anagnoste (Jean Lacoste a évoqué dans En attendant Nadeau l’usage des néologismes par Peter Szendy : ici anagnosologie, mais aussi la phonoscène intérieure, l’impératif anagnosologique, aimer()lire ou les nouvelles acceptions des mots diastole et systole). L’archonte est la voix du magistrat, la voix de « l’impératif de lecture (“lis !”) qui nous intéressera au plus haut point en tant qu’il accompagne (voire précède) de son intraitable autorité l’avancée même, le frayage du lire ». Selon Peter Szendy, toute lecture suppose une voix intimant de lire, une voix se superposant à la lecture proprement dite et incitant à poursuivre « quoi qu’il arrive » : un « commandement de lire qui est présupposé partout et à chaque instant », comparé à « ce que Kant appelait la “voix de la raison” ».
L’anagnoste, déniché dans quelque lettre de Cicéron, est l’esclave lecteur, le lecteur relais, sans nom, lisant à haute voix pour les oreilles d’un autre ; ce dispositif en triangle (auteur, lecteur, auditeur), Peter Szendy le retrouve ailleurs, dans le Théétète où apparaît déjà l’esclave anonyme, dans le Phèdre où Phèdre lit à Socrate le discours de Lysias ; mais aussi dans L’homme qui aimait Dickens d’Evelyn Waugh ou dans La philosophie dans le boudoir, en tenant compte des situations particulières, en décrivant précisément des combinaisons parfois alambiquées pour en tirer tout le jus possible. Ces modèles de lecture, explicites et à haute voix, détermineraient encore nos lectures silencieuses : « Lire en vocalisant le texte pour quelqu’un qui écoute, prêter sa voix au texte tandis qu’un auditeur lui prête l’oreille, c’est encore et toujours ce qui se produit en moi lorsque je lis apparemment seul » ; tout comme l’impératif de l’archonte, l’esclave lecteur est simplement devenu tacite, du fait « d’une intériorisation de ce que fut la lecture à haute voix qui a prévalu […] pendant des siècles ». L’amateur de géométrie remarquera par ailleurs que, si le triangle de l’anagnosologie a bien la forme d’un triangle, son sens de circulation est changeant – ainsi, page 13 : « ma voix portant la sienne vers ton oreille, qui ou quoi que nous soyons » (ou encore : « je me laisse traverser par une voix qui s’énonce pour toi »), mais page 40 : « sur cette scène triangulée où toi, l’anagnoste, tu lis pour moi ce qui fut écrit par quelqu’un, elle ou lui ».
Pour parler d’anagnosologie et de micropolitique de la lecture, Peter Szendy convoque un bon nombre de figures familières au lecteur français : Derrida, Barthes, Foucault, Deleuze, Lacan, Blanchot, Certeau, Agamben et même Heidegger, que Lucien Jerphagnon surnommait le Docteur Imbitable – pour paraphraser Ed McBain dans la traduction de Madeleine Charvet : « tout le monde sont là ». Heidegger ne se contente pas de parler de lecture, bien entendu, ce ne serait pas assez heideggérien, il parle du « lire authentique » ; Maurice Blanchot, quant à lui, suscite les notions de « lecture pure » et de « saut infini ». Authenticité, pureté, infini, tout cela n’aide pas toujours à construire une pensée claire ; le mérite de Peter Szendy est de conserver la tête froide en compagnie de ces hyperboles.
Pour y parvenir, il prend appui sur un ensemble d’écrivains moins fréquentés (hormis Sade), tous nourrissants : d’aimables compagnons comme Lucien de Samosate, E. T. A. Hoffmann, Italo Calvino, László Krasznahorkai ou, on l’a vu, Evelyn Waugh (Jean Paul fait aussi un caméo, à deux reprises, la deuxième fois pour son Titan). Un tel éclectisme n’étonne pas de la part de qui discute avec la même acuité de Tristan Murail et de Terminator – d’ailleurs, Hoffmann, à la fois écrivain et compositeur, devait fatalement intéresser Szendy, lui aussi intercesseur entre musique et littérature.
2.
Le postulat de Peter Szendy est solide et bien aiguisé ; on s’imagine traverser avec euphorie des bibliothèques entières pour y retrouver le triangle de l’anagnoste et l’impératif de l’archonte, un peu comme Georges Dumézil se savait capable de retrouver partout sa structure trifonctionnelle (Peter Szendy convertit par exemple l’infinitif Lire, tiré d’un titre de Blanchot, en impératif Lire ! – ce qui est un tour de passe-passe). Une telle euphorie pourrait inciter à manier la théorie comme un coupe-coupe ; heureusement, l’archonte invisible et tacite qui se tient derrière Peter Szendy pendant ses heures de travail (légèrement en retrait sur sa gauche) ne le pousse pas à manier la hachette. Il l’incite à lire précautionneusement, dans l’original la plupart du temps, après quoi Szendy présente à son lecteur les fruits de ses lectures : de séduisants et fragiles vocables grecs ou hongrois. Il l’incite aussi à varier ses interprétations : ainsi, le dispositif de lecture en triangle prend chez Platon la forme d’un triangle amoureux, ou même sexuel (« Là où […] Lysias pénétrait Phèdre qui pénétrait Socrate, cette fois, c’est Socrate qui pénètre Phèdre qui pénètre Lysias ») ; ailleurs, il prend la forme d’un rapport de force, ou la forme d’un modèle de souveraineté. En compagnie de Michel de Certeau (toujours plus convaincant que Maurice Blanchot), Peter Szendy évoque la belle idée d’une lecture tangente : « la lecture […] se libère de l’écrit […] et cette liberté nouvellement conquise, il faut l’entendre […] comme une autonomie » – là peut-être se tient le pouvoir de la lecture, dans « l’exercice possible d’un contre-pouvoir ».
Pour compenser peut-être un corpus essentiellement masculin, pour conjurer les méfaits d’une « longue tradition de l’anagnosologie androcentrée » et pour prévenir toute remarque déplacée à ce sujet, Peter Szendy soumet bravement Si une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino à une étude de genre à sa manière (autrement dit, sans cesser de pratiquer l’analyse et l’analogie à la fois) ; ce faisant, il semble faire un pas de côté et passer momentanément sous silence ce qui fait aussi la beauté de Si une nuit d’hiver, livre sur les livres et vertigineuse collection d’incipits – mais rien n’interdit à personne de faire un pas de côté. En lisant Calvino ligne à ligne, Szendy se montre sensible à sa proposition de dire « aujourd’hui il lit » comme on dit « aujourd’hui il pleut », et attiré par le lit dans lequel se rejoignent le Lecteur et la Lectrice, personnages de Si une nuit d’hiver, au dernier chapitre : ce letto étant le participe passé de leggere, bibliophile et matrimonial. Il observe comment la lecture prend le texte de vitesse ou se laisse distancer par lui : un « différentiel de vitesse » joueur chez Calvino, plus sombre et parfois cauchemardesque chez László Krasznahorkai (dans Guerre & Guerre), quand l’écart se creuse jusqu’à faire déborder tragiquement l’écrit dans le monde réel – du moins dans l’une de ses rues (Schaffhausen, Baumgartenstrasse 23, si vous voulez tout savoir).
3.
Un chapitre est consacré à cette « machine à lire », le Léviathan de Hobbes, déjà présent (gravure comprise) dans Les prophéties du texte-Léviathan (Minuit, 2004), consacré à Moby-Dick, autre grand traité de la lecture et de l’usage des bibliothèques. Peter Szendy ne s’intéresse pas seulement aux propos de Hobbes, mais à la manière de les avancer, en prenant au sérieux la forme, ce qui est une excellente idée : à l’aide de « in sum », de « hitherto » et de « au chapitre 29, j’ai établi que », tous recueillis dans les pages du Léviathan, Szendy montre comment Hobbes invite son lecteur à une lecture cumulative parfaitement en accord avec son idée de l’État (addition d’êtres et de contrats) et de la raison. Tout semble d’ailleurs réglé comme du papier à musique – sauf que, voilà, le lecteur, même lecteur concentré de Hobbes, en vient à se montrer tangent, comme disait Certeau, ou lambinant ou pressé, comme chez Calvino : on assiste bientôt à « une véritable implosion du régime de lecture », le bon lecteur adopte l’allure du mauvais lecteur, également célébré par Maxime Decout, « tatillon, jamais convaincu d’avance, objectant à chaque fois qu’il le peut », bientôt méfiant et détaché, jusqu’à devenir « celui qui ne lit pas ». (Cette lecture infidèle rappelle l’arrangement d’une pièce de Brahms par Schoenberg, évoqué dans L’écoute (textes réunis par Peter Szendy, Ircam, 2000) : Arnold souhaitait l’entendre de telle manière et pas d’une autre.)
Dans une note en bas de page, Maurice Blanchot (qui manie étrangement la virgule) affirme ceci : « le livre qui a son origine dans l’art, n’a pas sa garantie dans le monde, et lorsqu’il est lu, il n’a encore jamais été lu », contrairement au texte non littéraire, considéré « comme un réseau fortement tissé de signification déterminée, comme un ensemble d’affirmations réelles ». Szendy lecteur de Blanchot fait alors comme le lecteur mécontent de Hobbes, il objecte : selon lui, la lecture d’un essai n’est pas condamnée à « se répéter à l’identique », « son émancipation n’est pas réservée à la littérature ». On le devine, il plaide ici pour lui-même, voilà pourquoi il prend soin d’agrémenter son livre, ici ou là, de quelques licences poétiques ou fantaisies graphiques, comme ces lignes d’écriture grisées s’affadissant jusqu’à disparaître, ou ces adresses au lecteur (« Dors-tu ? ») : il ne voudrait surtout pas livrer Pouvoirs de la lecture à une lecture non émancipée.
Épilogue
Libre au lecteur autonome, tangent, détaché, cumulatif ou objecteur d’admettre ou pas les postulats de Pouvoirs de la lecture, cette combinaison d’adresse et d’impératif à l’origine de toute lecture ; qu’il l’admette ou non, il se réjouira de suivre les boucles de ses raisonnements. Puisqu’on parle d’impératif, incitons le lecteur à consulter page 80 le schéma signé Jacques Lacan, et à y comprendre quelque chose. Invitons enfin Peter Szendy à se régaler, si ce n’est déjà fait, à la lecture du Club des tueurs de lettres de Sigismund Krzyzanowski, dans lequel un certain nombre d’adeptes se soumettent à l’impératif de ne pas lire.