La Méditerranée fut « le lieu des interactions probablement les plus puissantes entre sociétés à la surface de cette planète et le rôle qu’elle a joué dans l’histoire de la civilisation humaine outrepasse largement celui de toute autre étendue marine ». Ainsi se conclut l’ouvrage magistral de David Abulafia qui, au long de 700 pages, étaye puissamment cette conclusion. L’historien considère, de l’Antiquité à nos jours, cinq époques qui sont autant de transformations géopolitiques, économiques, militaires et culturelles. Grandeur et misère des États, tensions permanentes, rivalités commerciales intenses, guerres impitoyables, alternent avec des moments d’équilibre, de prospérité et d’échanges. Par bonheur, l’érudit qui maîtrise un si vaste sujet se double d’un conteur illustrant ses conceptions historiques par une multitude de faits piquants qui ne laissent jamais fléchir l’intérêt.
David Abulafia, La grande mer. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Olivier Salvatori. Les Belles Lettres, 758 p., 35 €
L’originalité de l’ouvrage réside dans son resserrement géographique sur la mer. Contrairement à Fernand Braudel, dans son illustrissime ouvrage La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, qui s’éloignait quelquefois beaucoup de la côte, Abulafia se concentre en effet sur « ceux qui trempaient leurs orteils dans la mer ». Il cherche avant tout à retracer « l’histoire des peuples qui l’ont traversée et ont habité ses rivages, ses ports et ses îles ». Son attention se porte sur « le processus par lequel la Méditerranée en est venue à s’intégrer à degrés divers dans un ensemble à la fois commercial, culturel, voire, comme sous les Romains, politique ». Cette vue d’ensemble s’éloigne de la micro-histoire pour tracer des perspectives globales convaincantes.
Abulafia ne nie pas l’effet du temps long ; il privilégie la fondation de Carthage, l’émergence de Dubrovnik ou l’impact des pirates barbaresques sur la construction du canal de Suez. Toutefois, il revendique aussi une histoire plus « verticale » avec des changements significatifs ponctuels. De plus, il juge exagérée la valorisation de la géographie au détriment de la politique et de la guerre, et n’adhère pas à l’assertion de Braudel selon laquelle l’homme est « enfermé dans un destin qu’il fabrique à peine ». Les navigations à contre-courant n’ont pas effrayé les marins les plus courageux ; les aléas militaires (défaite turque à Malte, victoire de Nelson…) ont transformé le cours de l’histoire, et les barrages – celui d’Assouan, notamment – ont modifié les courants et l’hygrométrie. On constate d’ailleurs aujourd’hui les conséquences de la surexploitation des ressources en eau, de la surpêche et de la désertification. Enfin, et c’est le plus important, Abulafia ne partage pas l’idée d’une « identité méditerranéenne » car il considère que la grande diversité des peuples riverains a été constamment soumise aux influences extérieures et qu’il en est résulté une perpétuelle évolution.
Les peuples se succèdent : Phéniciens, Grecs, Étrusques, puis, au Moyen-Âge, Génois, Vénitiens et Catalans, et, avant 1800, Néerlandais, Anglais et Russes. Si les conflits entre musulmans et chrétiens sont centraux, Abulafia n’oublie pas le rôle essentiel des marchands juifs au Moyen-âge qui permirent, entre autres, la réalisation de remarquables portulans et mappemondes. Il reconnaît qu’après 1500, et plus encore 1850, la Méditerranée « a perdu graduellement de son importance » mais certainement pas de son intérêt. Cependant, l’historien a veillé judicieusement à traiter à parts égales les diverses époques. Les cycles s’achèvent par des guerres, des épidémies ou des transformations majeures : le chaos général survenu en 1200 avant notre ère, la désintégration de l’Empire romain, la peste noire ou l’ouverture du canal de Suez.
La violence est permanente. Dès l’Antiquité, l’accès aux ressources représente une nécessité vitale pour les villes, et des conflits sanglants éclatent entre rivaux. Lorsque les grands empires terrestres – Perses, Ottomans, Russes – atteignent les côtes, la navigation est grandement entravée. C’est incontestablement la Grande-Bretagne qui parvient, de Gibraltar à Suez, à accomplir la plus belle expansion impériale. Des Étrusques aux barbaresques, les navires, emplis de riches cargaisons, ont été la cible d’une incessante piraterie. La sécurité est donc une préoccupation constante, et seuls les Romains, par de vigoureuses campagnes, parviendront à la préserver. Aussi bien sur les rives que sur l’eau, l’insécurité était fort grande car cette piraterie allait de pair avec la réduction en esclavage. En 74, Jules César lui-même est capturé en se rendant à Rhodes par des écumeurs qui demandent une rançon. Le jeune patricien les prévient qu’il les retrouvera un jour. Il les retrouve : comme il a été traité courtoisement, il fait égorger les marins avant de les faire attacher sur des croix. Les Ottomans, accueillis à Toulon par François Ier, au grand scandale de l’Europe, ne manquent pas d’enlever les religieuses d’Antibes qui dépendent alors du duc de Savoie. Les incessantes razzias de pirates en quête de captifs dureront jusqu’au XIXe siècle, angoissant les populations côtières, en Calabre, en Sicile, à Majorque. Parfois, les villageois choisirent de s’exiler vers l’intérieur des terres pour échapper à d’éventuels ravisseurs.
Les barbaresques sont d’origine variée : Calabrais, Albanais, Juifs, Génois, voire… Hongrois ! Ils se convertissent formellement à l’islam. Les plus fameux d’entre eux, les célèbres Barberousse, sont d’origine grecque. Le sultan ottoman leur décernera même le titre de « protecteurs de la foi ». Certains barbaresques, pour impressionner l’adversaire, se teignent la barbe en roux ! Leurs ennemis, les Hospitaliers de Rhodes, réussiront, cependant, à capturer l’un des frères Barberousse qui passera quelques années à ramer sur une galère. Libéré, il rejoindra sa famille qui, en 1506, possède huit vaisseaux. En 1815, le président des États-Unis, Madison, moins enclin que les Européens à conclure des accords compliqués, déclare la guerre au dey d’Alger. La jeune flotte américaine victorieuse obtient un traité qui met fin au tribut, prévoyant le retour des captifs et réglementant les fonctions du consul américain. Les États-Unis seront désormais traités avec plus de respect, et cette victoire contribue à l’émergence d’une identité américaine.
Il n’en reste pas moins que la figure centrale, tout au long de l’histoire, c’est le marchand. Son image est ambigüe. Il est l’étranger qui franchit les frontières physiques et culturelles, « exposé aux critiques cinglantes des habitants du lieu » et suspecté universellement de fourberie. C’est pourquoi les Phéniciens s’établissent à l’écart des populations indigènes et qu’au Moyen-âge, en territoire byzantin ou islamique, apparaît le phénomène du « commerçant ghettoïsé », enfermé dans une auberge faisant fonction d’entrepôt et de marché. L’idée de parquer les communautés distinctes derrière des murs, qui fera florès, viendrait de là.
De nos jours, pour l’historien, il ne reste guère que Gibraltar – avec sa population mixte de Britanniques, d’Espagnols, de Génois, de Maltais, de Juifs, d’Indiens et de musulmans – qui puisse être considérée comme une manifestation de ce que fut « la cité portuaire méditerranéenne ». Dans l’ouvrage, de nombreuses cartes de la Méditerranée aident à situer les ports principaux dont il est question au fil des chapitres. Érudit et pédagogue, Abulafia guide le lecteur dans les arcanes de l’Histoire avec une aisance qui permet de bien saisir le processus d’un cheminement passionnant dont nous sommes, à des degrés divers, les héritiers.