Après avoir exploré l’âme damnée d’un enfant victime devenu bourreau, à la première personne et dans une langue bouillonnante, Dimitri Rouchon-Borie s’était tourné du côté de la cour d’assises pour tenter de saisir les mystères du passage à l’acte criminel. Dans Fariboles, le chroniqueur judiciaire du Télégramme revient à l’essentiel. Il s’attelle à transposer, dans une langue toujours aussi vive, la justice correctionnelle ordinaire.
Dimitri Rouchon-Borie, Fariboles. Le Tripode, 160 p., 16 €
Les crimes odieux font la une des journaux, mais ce sont les petites affaires qui remplissent les pages des gazettes locales et mobilisent l’énergie des chroniqueurs judiciaires. Dimitri Rouchon-Borie, avant d’être l’auteur d’un roman remarqué aux éditions du Tripode, s’est longtemps tassé les lombaires sur les bancs des tribunaux bretons, et se les tasse encore afin de chroniquer la justice pénale ordinaire. Il en a tiré un recueil (Au tribunal, La Manufacture de livres), dans lequel tout est vrai ; et ce deuxième recueil (Fariboles, Le Tripode), dans lequel presque tout est vrai. Ce sont les mêmes affaires, mais pas les mêmes textes. La langue a évolué. Entre-temps, l’auteur a opéré un glissement dans la littérature.
Nous voici donc dans le prétoire, avec la France des bistrots, des petits trafics, des dingueries villageoises et de l’ennui profond. On y observe les dépressions s’abimer dans l’alcool, les familles dysfonctionnelles se pourrir la vie, des victimes courageuses et des prévenus odieux, et vice versa. Les situations sont ubuesques et parfois résumées d’une citation : « Boire de l’alcool avec une mineure, quand on est tout nu, vous trouvez ça normal ? », et cette déconcertante simplicité des cas évoqués a de quoi décontenancer. Point d’odieuse machination, beaucoup de bêtise ordinaire, et de la violence – celle des rapports humains.
Une situation sociale apparait en quelques mots, quelques phrases, cristallisée dans sa dimension conflictuelle – car nous sommes au tribunal – et, s’il n’y parait pas de prime abord, le drame n’est jamais loin. Car les drames naissent des petits tracas. Les procès d’assises ont tous commencé aux comparutions immédiates.
Il ne faut jamais perdre cela de vue : à chaque histoire, une personne est jugée. Elle encourt une peine, souvent de la prison ferme. Ce n’est pas un divertissement. Sa liberté est en jeu. Certains prévenus ne semblent pas saisir la réalité, l’enjeu. Cela ne se voit pas forcément. Pour la plupart des mis en cause, c’est la panique intérieure de finir en taule qui leur fait dire et faire n’importe quoi. « La barre brûle. Elle consume le prévenu d’une vérité évidente : VOUS ÊTES ICI. » Ici, on décide de la liberté des gens.
Cet enjeu en tête, on peut se laisser emporter par les histoire de prétoire. Dans Fariboles, elles n’ont pas de réel début et pas vraiment de fin. On fait irruption dans la vie des gens, puis on la quitte sur une image, une réplique ou une scène. L’art de la chute est parfaitement maîtrisé. C’est théâtral, mais pas artificiel ; l’idée est de laisser partir le lecteur sur une note juste, celle qui donne le ton. Dimitri Rouchon-Borie ne se contente pas d’un strict déroulement chronologique des faits mais il joue de la double temporalité faits/procès : la voix du président du tribunal surgit du fin fond d’une ruelle où jusqu’alors l’action prenait place.
Le format des textes n’est pas uniforme. Ce sont des histoires ou simplement des bribes d’histoires, des tirades inspirées, des répliques implacables qui jaillissent sans prévenir de la barre où le prévenu « se plante » (les prévenus se « plantent » toujours à la barre, c’est admis). Des vies contenues dans quelques formulations « procès-verbiales » d’une rigueur désuète, auxquelles l’écriture de l’auteur tente d’insuffler un soupçon de mélancolie, de drôlerie. Le mensonge éhonté et la franchise déconcertante s’entrechoquent dans des dépositions décousues, et avec tout ça le juge doit juger.
Qui doit-il juger ? Des malades, des fous du volant, des paumés et des pervers. Une tripotée de frapadingues au bagou à couper la chique du plus éloquent bavard, des personnalités cabossées qui déraillent depuis si longtemps déjà qu’aucune règle ne peut plus leur être appliquée. Alors, il faut voir le désarroi des juges qui doivent faire entrer dans les cases du Code pénal ces biscornus définitifs. C’est impossible. Ces gens-là sont hors cadre. Autant faire entrer des cercles dans des losanges. C’est pourquoi l’interrogatoire d’un prévenu ressemble si souvent à un dialogue de sourds entre la justice et le justiciable.
Fariboles, ce sont donc des chroniques judiciaires romancées, tout comme Ritournelle (Le Tripode, 2021) était le récit d’une affaire criminelle enrichie de l’imagination de l’auteur. Pourquoi inventer quand la réalité est si éloquente ? Peut-être pour aider à comprendre. Remplir le vide, combler les blancs.
Les récits judiciaires sont en effet lacunaires. Ici, une enquête insuffisante, là une mémoire défaillante, et souvent une parole hésitante. Il s’agit de compléter le tableau, d’ajouter la pièce manquante. Ce peut être une attitude, une réflexion prêtée à un prévenu, un témoin, une victime, une phrase, prononcée à l’audience, qui ne l’a pas été. Nous ne le saurons jamais, car tout ce qu’écrit Dimitri-Rouchon Borie dans Fariboles est crédible. Ou alors rien ne l’est.
Le roman, c’est aussi la liberté. L’écriture de Fariboles est dépouillée des oripeaux lourdingues de la procédure pour mieux jouer l’air des petits tracas et des grands traumas de la vie. Une langue moins administrative, pas de contraintes journalistiques : tout pour l’histoire, tout pour la langue. L’auteur n’écrit pas la décision rendue à chaque affaire (sauf une fois, mais c’était pour la chute).
Le livre fourmille de vraies trouvailles langagières qui viennent terrasser la litanie de clichés qui compose trop souvent les comptes rendus d’audience ; ce qui est plus facile quand on a le temps de revoir proprement un texte, plutôt que de scribouiller en trombe trois colonnes avant le bouclage – le travail de journaliste est souvent ingrat. Il n’empêche, cette attention à la langue et au style, appliquée au genre des gazettes locales, a de quoi réjouir. C’est la littérature appliquée à un art mineur. Et s’il est vrai que les faits divers ont souvent eu l’honneur des Belles Lettres, le compte rendu d’audience n’est généralement pas sublimé, à moins que les scènes de procès ne servent de décor aux grands auteurs pour étaler leur style et leurs idées. Pour Dimitri Rouchon-Borie, le procès n’est pas qu’un décor.