« L’Union européenne n’aurait pas vu le jour […] si elle n’avait pas été conçue comme une entreprise permettant d’européaniser le colonialisme ». Cette phrase, tirée de l’introduction du livre de Peo Hansen et Stefan Jonsson, sonne comme une déclaration d’intention ; elle permet aussi de résumer le propos des deux auteurs : l’Europe n’aurait pas été possible sans l’Eurafrique. Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne a le mérite de mettre au grand jour un pan largement ignoré de l’histoire européenne : le rapport à l’Afrique, qui s’est construit lors des négociations ayant donné naissance aux différentes instances européennes, jusqu’au traité de Rome et à la Communauté économique européenne.
Peo Hansen et Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne. Trad. de l’anglais par Claire Habart. Préface d’Étienne Balibar. La Découverte, 369 p., 24 €
L’étude de Peo Hansen et Stefan Jonsson s’appuie en particulier sur les archives de l’Union européenne conservées à Florence, la presse, quelques débats parlementaires, des déclarations d’hommes politiques, voire de lobbyistes, pour employer un terme anachronique. Le fil directeur en est l’Eurafrique et ses diverses variations, ce qui a pu en être dit, pensé ou écrit, de la fin de la Première Guerre mondiale à la veille des indépendances africaines. Les auteurs mettent également en lumière les clauses du traité de Rome qui concernent les échanges commerciaux avec l’Afrique, échanges formalisés par la convention de Yaoundé, signée en 1963 entre l’Europe et dix-huit pays africains désormais indépendants. Et ils montrent la filiation entre le pacte colonial et ces nouvelles relations.
« Les États membres conviennent d’associer à la Communauté les pays et territoires non européens entretenant avec la Belgique, la France, l’Italie, et les Pays-Bas des relations particulières […]. Le but de l’association est la promotion du développement économique et social des pays et territoires, et l’établissement de relations économiques étroites entre eux et la Communauté dans son ensemble. Conformément aux principes énoncés dans le préambule du présent traité, l’association doit en premier lieu permettre de favoriser les intérêts des habitants de ces pays et territoires et leur prospérité, de manière à les conduire au développement économique, social et culturel qu’ils attendent ». Ainsi est rédigé l’article 131 du traité de Rome, précisé par les articles 132 à 136 qui en forment la quatrième partie, et par l’annexe 4, qui énumère les diverses colonies françaises, italiennes, belges et néerlandaises. Outre les territoires africains, y sont mentionnés Saint-Pierre-et-Miquelon, la Nouvelle-Calédonie et ses dépendances, les établissements français de l’Océanie, les Terres australes et antarctiques, la Nouvelle-Guinée néerlandaise. Il y a donc bien association entre la CEE, créée par le traité de Rome, et les territoires qui sont encore les colonies de ses membres. Une convention d’application en précise les modalités. Le cas de l’Algérie, et de manière générale des départements d’outre-mer, est traité ailleurs (article 227).
Si l’on doit reconnaître le caractère novateur et important d’Eurafrique, on peut néanmoins émettre quelques réserves sur cette étude, et d’abord sur son côté un peu trop systématique, voire téléologique. La réalité est sans doute plus complexe que ne l’écrivent les auteurs. Les rapports entre la France et son empire africain, par exemple, sont dans les années 1950 en pleine redéfinition. De multiples possibles sont envisagés, comme l’a bien montré l’historien américain Frederick Cooper, dans le souci, parfois, de construire des configurations qui iraient au-delà de l’État-nation. Mais rien n’est encore joué en 1957. Ensuite, il y a l’utilisation très extensive du terme Eurafrique, dont l’emploi n’est par ailleurs pas toujours suffisamment contextualisé, sinon dans la conclusion. En d’autres termes, l’Eurafrique des années 1930 n’est pas celle des années 1950, ce qui n’apparait guère dans le livre. Le colonialisme des années 1930 n’est pas le colonialisme tardif des années 1950, pour lequel le développement est un maître mot.
Peo Hansen et Stefan Jonsson proposent une étude chronologique, ayant pour point d’orgue, c’est d’ailleurs la partie la plus intéressante, les années 1950. Mais il y manque sans doute une analyse de l’évolution du colonialisme qui aurait pu servir de toile de fond. Dès 1940, les Britanniques ont voté les Colonial Development and Welfare Acts ; en 1946, les Français ont voté la création du FIDES (Fonds d’investissement pour le développement économique et social). En européanisant les charges des investissements en Afrique, les négociateurs français ont sans aucun doute voulu partager les investissements, ce qu’ils ne pouvaient obtenir qu’en abandonnant leur quasi-monopole des exportations africaines. Les auteurs rendent bien compte de ces aspects des négociations. Mais il aurait peut-être aussi fallu tenir compte de courants pro-européens très hostiles à un colonialisme considéré comme trop couteux pour la métropole, comme l’a illustré le cartiérisme (1). D’autre part, le traité de Rome institue des rapports économiques, financiers et commerciaux, alors que le terme d’Eurafrique a pu aussi recouvrir un sens très politique, ce que prétendent d’ailleurs prouver Hansen et Jonsson. Les exemples de l’usage du concept d’Eurafrique renvoient dans la majorité des cas, bien plus qu’à une construction politique, à la volonté de continuer à profiter des matières premières africaines tout en exportant en Afrique des biens manufacturés. Rares sont les occurrences vraiment politiques du mot, rares sont les constructions d’une Eurafrique politique.
Si certains voient dans l’Eurafrique le pendant des États-Unis ou de l’Union soviétique, cette représentation demeure au stade de vœu pieux. Certes, Léopold Sédar Senghor, cité par les auteurs, envisage une Eurafrique qui serait un prolongement de cette fédération franco-africaine dont il rêve, mais il semble qu’il est alors minoritaire. Bref, quelles que soient les libertés réciproques mais inégales inscrites dans le traité, elles ont davantage à voir avec la question d’un échange lui aussi inégal qu’avec un régime strictement colonial. Enfin, si les Africains n’ont pas été associés à la rédaction du traité, ce que soulignent à juste titre Hansen et Jonsson, ils ont émis des avis sur les liens à envisager entre Europe et Afrique, ils ont pu aussi faire pression, ce qui est difficile à saisir ; le livre, dont le point de vue est eurocentré, n’aborde que brièvement ces tentatives. Il semble d’ailleurs un peu caricatural d’affirmer, comme le font les auteurs, qu’ « une partie substantielle de ces élites [africaines] n’avait accédé aux responsabilités que par la bienveillante cooptation de leurs tuteurs coloniaux ». C’est nier leur réelle agency et les luttes menées pour, sinon supprimer, du moins réformer le colonialisme. Peut-être les Grands Conseils ou les tout nouveaux gouvernements africains ont-ils débattu des liens à faire perdurer et des rôles réciproques de l’Europe et de l’Afrique. Peut-être l’Assemblée de l’Union française a-t-elle émis des avis ou recommandations. Mais il faudrait pour le savoir d’autres études. Comme il faudrait aussi d’autres études pour savoir quelle place est réservée à l’Afrique lusophone dans cette Eurafrique.
On pourrait faire un autre reproche à ce livre. Les auteurs mettent sur le même plan les dires ou les écrits des uns et des autres, qu’il s’agisse d’utopies ou de déclarations faites par des hommes politiques dans des contextes radicalement différents. Or, ces discours n’ont ni la même efficacité ni la même vocation. Certains peuvent porter dans la mesure où ils s’inscrivent dans le cadre de négociations, d’autres ne sont que des déclarations d’intention qui ne coûtent rien, ou relèvent de la seule vue de l’esprit – tel le projet de l’architecte allemand Herman Sörgel, qui prévoit de créer un passage à sec entre l’Afrique et l’Europe en construisant un barrage sur le détroit de Gibraltar.
Bref, plutôt que d’affirmer : « l’UE n’aurait pas vu le jour […] si elle n’avait pas été conçue comme une entreprise permettant d’européaniser le colonialisme », il aurait été plus prudent, peut-être, de constater que le traité de Rome correspond à une période où l’histoire coloniale et la construction européenne se croisent, mais également à un moment d’internationalisation du capital. L’histoire ne se fait pas avec des « si », même si cet usage de l’histoire contrefactuelle permet à Hansen et Jonsson d’affirmer avec force la légitimité de leur objet. Cependant, le traité de Rome comme les diverses conventions signées ultérieurement n’empêcheront pas que perdurent des liens privilégiés entre les anciennes métropoles et les anciennes colonies, et avec eux les prébendes et les privilèges qui les accompagnent. À l’inverse, ils n’empêcheront pas de nombreuses entreprises extra-européennes de s’implanter durablement en Afrique. Ils n’empêcheront pas non plus de nombreux pays africains de se tourner vers la Chine ou de chercher à diversifier leurs partenariats.
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Même si le journaliste de Paris Match Raymond Cartier n’est pas l’inventeur du slogan « la Corrèze avant le Zambèze » ; il s’agit du député corrézien Jean Montalat.