Dans la mémoire collective, ce Papillon-là s’est fait damer le pion par le forçat Henri Charrière, immortalisé à l’écran par Steve McQueen. Qui connaît ou se souvient de Marc Papillon (1555-1599), ou Papillon de Lasphrise, ou capitaine Lasphrise ? Qui a lu ce poète de la Renaissance, émule de Rabelais et de Ronsard, qui s’est adonné aussi bien à la satire qu’à la poésie érotique et aurait tenté de débaucher une religieuse bénédictine ? Dans L’invention du diable, Hubert Haddad s’empare avec bonheur de la figure et de la destinée de ce « grand poète inconnu », ainsi que pouvait encore le qualifier le critique Marcel Coulon en 1932. Un roman intrigant comme un rêve éveillé.
Hubert Haddad, L’invention du diable. Zulma, 320 p., 21,70 €
Le roman biographique est un genre en vogue qui participe, depuis plusieurs années, au renouvellement du dialogue entre la littérature et l’histoire. Il est, au sein de cette production récente, certaines œuvres originales et d’autres, hélas, plus convenues. L’invention du diable relève indiscutablement de la première catégorie en déjouant la forme de la biographie romancée grâce à un parti pris résolument fantastique – en partie désamorcé lors d’un épilogue à la fois pathétique et satirique.
Partagé en deux époques, le roman « expédie » la vie du poète en six chapitres (sur trente-cinq). Le reste du récit imagine les aventures de Marc Papillon, devenu immortel suite à un pacte scellé avec le diable peu avant que l’on perde sa trace, en 1599. Âme errante en quête de gloire posthume, Papillon traverse alors les siècles tel un spectre que ressuscitent momentanément une estocade ou les feux d’une passion amoureuse : « Les nuits passèrent ainsi, avec pour ombre les jours. » Ce ressort fantastique rapproche le roman de la veine picaresque et historique, Papillon croisant sur sa route des personnalités davantage acquises à la postérité, parmi lesquelles Voiture, Sade ou Napoléon. Quant à Papillon, il est pareil à ces « figures de songe » qu’anime la belle Melphebela au sein d’une troupe de montreurs d’ombres rejointe par notre poète.
On pourra trouver un rythme parfois un peu languissant à cette odyssée éthérée – rythme que justifie en partie le tempérament de Papillon, ce frère lointain d’Ulysse, naufragé non de l’espace mais du temps, exilé parmi les siècles. C’est que, pour l’immortel, les affaires humaines finissent par perdre leur saveur, leurs couleurs, et le monde se trouve plongé dans une sorte de brume propre aux rêves. Mais, souvent, l’humour rehausse la peinture, réveille l’intérêt qui n’avait point disparu mais s’était seulement assoupi. Le chapitre sur les Précieuses donne ainsi lieu à des dialogues parfaitement sentis, de même que celui consacré au siège de Namur, où la baronne Pulchella donne la réplique à un prêtre suffisant, au-dessus de Papillon agonisant.
Le picaresque ne constitue cependant pas la part essentielle de cette étrange fable sur les aléas de la postérité littéraire. L’invention du diable est aussi un roman poétique baroque. La conduite du récit, les transitions nébuleuses entre les chapitres et les jeux de miroitement entre les personnages nourrissent un onirisme omniprésent. À cela s’ajoute la prose d’Hubert Haddad. Dépaysante, anachronique peut-être aussi par son goût du mot rare, technique, ou tout simplement précis, qui oblige à aller voir plus d’une fois dans le dictionnaire, elle participe indubitablement au caractère envoûtant du texte. Comme si la richesse de la langue du romancier dialoguait avec la luxuriance et la verdeur de celle du poète ligérien.
À chaque ligne se manifeste l’amour vrai de l’écrivain pour la poésie. L’auteur, entre autres, des Haïkus du peintre d’éventail manifeste, sans forfanterie ni pédantisme, une érudition qui émane de la fréquentation assidue des poètes, de Boileau, Ronsard, Desportes, Jodelle, Du Bartas, Sponde, Scève jusqu’à… Desnos. Il n’est donc pas étonnant que la plus belle réussite de ce roman soit de nous donner l’irrépressible envie de plonger dans la lecture de l’œuvre de Papillon, contribuant ainsi à la gloire posthume méritée (et encore insuffisante) du poète. Qu’on en juge par ce sonnet extrait des admirables Amours de Théophile :
Ton poil, ton œil, ta main, crespé, astré, polie,
Si blond, si bluettant, si blanche (alme beauté)
Noüe, ard, touche, mes ans, mes sens, ma liberté,
Les plus chers, les plus prompts, la plus parfaicte amie.
Mais ce neud, mais ce feu, mais ce traict gaste-vie,
Qui m’enlasse, m’enflamme, et me navre arresté,
Estreinct, encendre, occist, avecques cruauté,
Quel cheveu, quel flambeau, quelle dextre ennemie ?
Phoebus, Cypris, l’Aurore (ange du plaisant jour)
Ton poëte, ta mere, et ta cousine amour,
Porte-crins, porte-rais, porte-doigts aggreables,
Puisses-tu donc, beau poil, bel œil, et belle main,
Lier, brusler, blesser, mon cœur, mon corps, mon sein,
De cordelles, d’ardeurs, de playes amiables.