Juliette Drouet. Compagne du siècle dresse une liste rapide des clichés qu’a laissés dans l’imaginaire collectif la compagne de Victor Hugo avant d’aborder son portrait en profondeur. L’histoire d’une, de plusieurs vies, et celle de leur époque, que Florence Naugrette connaît bien, après des années consacrées aux quelque vingt-deux mille lettres de « Juju » à son « petit homme » adoré.
Florence Naugrette, Juliette Drouet. Compagne du siècle. Flammarion, 656 p., 26 €
Lorsqu’elle rencontre l’écrivain, Juliette Drouet est, au dire des critiques, une actrice fort jolie et intelligente, qui va progresser du vaudeville au drame puis à la scène tragique. Elle montre aussi un talent certain pour s’attacher de généreux protecteurs, tel le sculpteur James Pradier qui reste longtemps un père attentif pour leur fille Claire, sauf quand il est insolvable. Très peu d’informations subsistent sur les liaisons qui assurent à Juliette un train de vie luxueux, au point d’exciter de vives jalousies.
Jusqu’à l’âge de trente-trois ans, quand sa carrière s’arrête, l’actrice obtient de vrais succès au théâtre, charme par son jeu sensible et ses toilettes à ravir. C’est à une lecture de Lucrèce Borgia, où elle interprète la princesse Negroni face à Mademoiselle George, qu’elle rencontre son auteur, Victor Hugo. La faveur du public l’accompagne jusqu’à la première de Marie Tudor. Sa prestation dans le rôle de Jane, que Hugo a écrit pour elle, est si médiocre que la direction la remplace dès le lendemain par Ida Ferrier, la maîtresse de Dumas. Grâce à Hugo, Juliette est engagée à la Comédie-Française, mais jamais distribuée. Alors qu’elle se croyait assurée d’être la reine de Ruy Blas face à Frédérick Lemaître, le rôle est offert à Louise Beaudoin. Après des semaines de faux espoirs, d’intrigues de coulisse et de malchance, sa vie va obéir au calendrier du grand homme. Elle se soumet à une double contrainte, interdiction de sortir sans lui, et rédaction quotidienne de ce qu’il appelle sa « restitus », l’état de sa santé, ses sentiments et occupations. Excédée au bout des six premiers mois de ce régime, elle brûle toutes les lettres qu’il lui a écrites, mais se remet bientôt à la tâche.
Jusqu’ici, Florence Naugrette a dû passer au crible les journaux et autres documents de l’époque pour distinguer le vrai du faux. Dorénavant, la nouvelle vie de l’actrice, son isolement, sa tristesse, l’intérêt qu’elle prend à la famille rivale, les voyages d’été à deux qui la récompensent, sont détaillés dans ses lettres, parfois plusieurs par jour, à l’amant trop absent. Outre ce journal épistolaire, l’ampleur des sources est impressionnante : les carnets, agendas, correspondance et près de deux cents œuvres de Hugo, ses discours à la Chambre et ses prises de position publiques avant, pendant, après l’exil, les témoignages d’une vingtaine de leurs contemporains, les articles d’une soixantaine de journaux. Un beau cahier iconographique illustre le parcours du couple par leurs propres dessins, des sculptures ou portraits d’eux et de leur entourage, et quelques photographies de leur environnement, logis, mobilier, bibelots.
Le jeune Hugo s’active sur tous les fronts, au théâtre où il suit de près le jeu des acteurs et la construction du décor, chez ses éditeurs, et dans l’arène politique où il est de plus en plus présent. Il combat contre la peine de mort, enquête sur les prisons, le travail des enfants, prend le parti de la condition féminine quand le théâtre est accusé d’incitation à la débauche. Avant même de rencontrer Juliette, il a peint dans Marion de Lorme le malheur de celles à qui la misère n’a laissé d’autre choix que la rue et la prostitution. Sa double vie est un objet de scandale, jusque chez Balzac qui s’en indigne auprès de Madame Hanska. L’adultère, d’accord, à condition qu’il reste discret. La femme de Hugo est éprise ailleurs, du ci-devant ami de son époux, Sainte-Beuve ; cependant, le couple garde un foyer commun, une famille stable.
Malgré ses admirables qualités, le grand homme ne sort pas grandi de ce parcours des émotions de Juliette. Leur relation reste orageuse jusqu’à la fin, leur jalousie réciproque nourrie chez lui par le passé de Juliette, chez elle par les innombrables infidélités de Hugo. Outre les faveurs de servantes ou admiratrices de passage qu’il inscrit en notes cryptées dans son agenda, pendant des années il lui cache au moins deux liaisons durables qu’elle finit par découvrir. Comme il n’aime pas les larmes, elle les confie au papier, et se console tant bien que mal de ses absences avec les lettres qu’il lui envoie. Ils scellent leur union sans témoin ni prêtre par des vœux où il s’engage à l’entretenir avec sa fille Claire. Six ans plus tard, Hugo est nommé pair de France, grâce à quoi il sort indemne du flagrant délit d’adultère qui envoie sa maîtresse Léonie d’Aunet en prison.
Disciplinée, mais pas aveugle, Juliette est bien consciente de l’injustice de son sort, s’indigne que la famille Hugo accueille Léonie alors qu’on la tient elle-même éloignée tout en acceptant ses services, mais respecte scrupuleusement la hiérarchie sociale qui les sépare. Ses moments de révolte, ses menaces de rupture, alternent avec ses offres de sacrifice, souvent dans la même épître. Hugo chaque fois s’empresse de la rassurer, par des concessions, des mots tendres, la primeur de ses écrits, un voyage, de petits cadeaux chargés de symboles. Elle ne vit que par procuration les grands moments de sa vie publique. Lors d’un banquet offert à Bruxelles par ses éditeurs, elle assiste cachée derrière un rideau à l’apothéose des Misérables, qu’elle a nourri en partie de sa vie, heureuse que Hugo tienne à l’avoir près de lui.
Car depuis Le Rhin, Juliette lui sert avec ardeur de copiste. Elle collationne les manuscrits, contribue à la documentation, recueille des témoignages, dont Hugo retient les passages les plus frappants. Le récit d’une cousine sur les traditions de la Chandeleur est repris presque à l’identique dans Les Misérables. L’enfance de Cosette au couvent de Picpus emprunte à celle de Juliette chez les dames de Sainte-Madeleine, ainsi qu’aux souvenirs de pensionnaire de Léonie. Le roman est interrompu « pour cause de révolution » : Gavroche attendra douze ans pour monter sur les barricades.
Lors du coup d’État du 2 décembre 1851, Hugo se dépense au comité d’insurrection et dans les rues qu’arpente sans relâche Juliette pour le tenir informé, mais le peuple n’est pas prêt à prendre les armes. Le 4 décembre, les tirs de canon mettent fin à la résistance. Hugo part déguisé en ouvrier pour Bruxelles, où Juliette le rejoint bientôt avec sa précieuse malle de manuscrits. À Jersey, étape suivante de leur exil, il est accueilli par des ovations et un banquet, tandis qu’elle passe quatre jours seule confinée dans une chambre d’hôtel. Mais il refuse fermement de la sacrifier à sa réputation comme le somme de le faire son épouse, arguant qu’elle lui a sauvé la vie et s’est toujours comportée avec une discrétion absolue. Juliette endure les humiliations, les mensonges, la solitude de l’exil, du moment qu’elle peut contribuer tant soit peu à son bien-être et à son œuvre. Sa fidélité austère la fait parfois parler comme une vieille prude, ainsi quand elle s’indigne des « baignardes » effrontées de Jersey, réprouve sévèrement les liaisons adultères, comme celle ruineuse du fils prodigue, François-Victor, avec une « espèce de folle » dont la mauvaise réputation risque de rejaillir sur eux tous. Les récits polissons de George Sand lui valent d’être classée parmi les « fameuses toupies », et Louise Colet, l’amante de Musset puis de Flaubert, parmi les « cocottes littéraires ». Évoquant le soin qu’avait Juliette de sa dignité, la salonnière Gertrude Tennant la compare à Mme de Maintenon.
À Guernesey, Juliette n’est pas invitée à Hauteville House, mais surveille depuis son balcon les visiteuses trop assidues à son goût. Pendant les longues absences de Mme Hugo, c’est elle qui gère à distance l’organisation domestique de la famille. Au bout de huit ans, elle est autorisée à rencontrer les fils Hugo, et désormais conviée aux réjouissances collectives. Encore cinq ans, et même leur mère finit par l’accueillir parmi eux. De retour à Paris après dix-huit ans d’exil, c’est chez Juliette que se donnent les dîners où Hugo invite à profusion hommes politiques, écrivains, journalistes, artistes, amis, sans qu’elle sache souvent s’ils seront dix ou dix-huit à table le soir même.
Hugo avait refusé l’amnistie offerte par Napoléon III : « Quand la liberté rentrera, je rentrerai. » Élu à l’Assemblée après Sedan et la destitution de l’empereur, il s’oppose aux termes du traité avec la Prusse, car avec cette paix inexorable « l’immense insomnie du monde va commencer ». Il appelle de ses vœux les États-Unis d’Europe qui mettraient fin à la rivalité franco-allemande. Au Sénat, il présente un projet de loi d’amnistie des communards, geste indispensable à ses yeux pour ressouder la nation, multiplie les intercessions pour les condamnés, soutient toutes les manifestations pour la liberté des peuples. Naugrette le souligne à juste titre, Hugo s’applique à pratiquer dans sa vie, son œuvre, son action politique, la pitié, la clémence, la charité, la douceur qu’il prêche sans relâche. Avec l’aide de Juliette, il entretient généreusement une foule d’obligés, famille, amis, enfants pauvres, et à peu près tous les démunis qui le sollicitent.
Il continue aussi à noter ses conquêtes et ses visites quotidiennes à Blanche, leur ancienne employée. Lorsque Juliette découvre leur longue liaison, elle disparaît une semaine. « Mon âme est partie », écrit-il alors dans son carnet, il lui jure fidélité quand elle revient, et quatre jours plus tard inscrit de nouveau le nom de Blanche. Lors d’une de leurs nombreuses disputes, elle dénonce « l’esclavage honteux et presque la dégradation » que Hugo lui impose : « Je ne me donne pas à toi, tu me possèdes, voilà tout », triste possession qu’elle revendique cependant, « avec tout ce que j’ai d’honneur, de dignité, de force et de courage pour t’aimer dans toute ma liberté et toute mon indépendance ». Un équilibre ô combien délicat entre son honneur et son amour que Hugo salue à sa manière quand il rend hommage à la femme de Louis Blanc : « Il était sa gloire, elle était sa joie… Plus le travailleur est grand, plus la compagne doit être douce… L’homme sur lequel s’appuie un peuple a besoin de s’appuyer sur une femme. » C’est tout l’horizon offert aux ambitions féminines : un rôle ancillaire crucial dans la construction du monde. Pour encore bien des décennies, l’avenir de la femme, c’est l’homme.
Si Juliette reproche vivement à Hugo sa conduite, elle voue une admiration sans bornes à son œuvre. Tout ce qu’il écrit est sublime, comme son récit de Waterloo : « La France qui perd ce jour-là Napoléon gagne Victor Hugo. » Au retour des cendres, elle salue dans cette cérémonie « les deux chefs-d’œuvre de Dieu, l’un mort et déjà saint, l’autre vivant et déjà immortel ». Juliette s’identifie sans réserve aux malheurs des pauvres gens, voudrait tuer les affreux Thénardier, implore pour le petit garçon tourmenté de L’homme qui rit la pitié de l’auteur qui est, à l’égal de Dieu, « son persécuteur ». On ne sait si elle lit autre chose pendant ses longues journées solitaires. Les auteurs contemporains apparaissent très peu ici en dehors de leurs articles sur les publications de Hugo, les anciens guère plus, même ceux qui figurent au panthéon de son idole. Shakespeare, qu’elle connaît au moins pour avoir joué dans plusieurs adaptations, n’a droit qu’à quelques mots, quand il est convoqué aux séances de tables tournantes à Jersey, ou qu’elle copie la traduction des Sonnets. La plus longue mention, quelques lignes sur William Shakespeare, évoque, écrit Naugrette, « l’identification au génie persécuté par la critique », que Shakespeare ne fut jamais de son vivant, mais qu’ont imaginé avec talent les Hugo père et fils.
Enquêtrice perspicace, Florence Naugrette relève avec soin dans les écrits du couple chaque indice susceptible d’éclairer la personnalité des protagonistes, les liens entre la biographie et l’œuvre de Hugo, ses emprunts au journal épistolaire. Si parfois la minutie semble excessive, et fastidieuse à la longue la liste des villes qu’ils visitent, leurs achats de meubles, bibelots, les invités ou invitants aux repas, les domestiques, fournisseurs et ouvriers à leur service, les maladies, cures et remèdes (effarants) qu’on leur prescrit, elles reflètent fidèlement la collecte passionnée de Juliette qui tient à se remémorer comme un trésor chaque mot de l’aimé, chaque objet caressé par son souffle (1).
Elle voudrait le voir se retirer du champ politique pour se consacrer entièrement à son œuvre et un peu plus à elle-même, mais épouse bon gré mal gré tous ses combats, et accompagne son évolution politique. Elle qui vomissait les communistes, et trouvait « hideux » les insurgés de 1848, devient dans son sillage une fervente républicaine. Quand un jury favorise le collège catholique au détriment de son neveu, sa colère prend une dimension hugolienne, très éloignée du style plaintif de ses premières lettres : « Rien ne nous lasse, rien ne nous arrête, rien ne nous effraie. Nos pieds saignent, nos reins plient, nos larmes coulent, mais le courage est debout, mais l’espérance est au fond du cœur, mais la foi ardente et lumineuse rayonne sur nos fronts. »
Les nombreux hommages et la foule présente aux funérailles de Juliette Drouet montreront à quel point elle a su conquérir la reconnaissance publique qu’on lui avait si longtemps déniée. La presse nationaliste catholique confirme a contrario ce concert de louanges en dénonçant la « hideuse apothéose » d’une concubine enterrée sans prêtre par tous ces chantres de l’union libre. Parmi les chantres, Théodore de Banville évoque la distinction, la suprême grâce, la bonté indulgente à tous qui faisaient de Juliette une de ces grandes dames que sait créer la nature. Charles Monselet, qui fut le préfacier des Mémoires d’outre-tombe, compare le couple à Philémon et Baucis : « c’était la même douceur de langage, la même délicatesse d’accueil que chez les bons héros de La Fontaine ».
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Sur l’aménagement de leurs logis successifs, leurs choix de meubles et bibelots, on lira aussi avec intérêt l’article de Gérard Audinet, directeur de la Maison de Victor Hugo, place des Vosges, dans Juliette Drouet épistolière, dir. Florence Naugrette et Françoise Simonet-Tenant, Eurédit, 2019.