« Il y a, dans la vie, des coups si forts… Ils creusent d’obscurs sillons sur le plus fier visage », écrivait César Vallejo il y a un siècle. Visionnaire à l’instar de Rimbaud, et comme lui brandissant le feu lumineux, le plus grand poète du Pérou prophétisait la mort d’une des voix les plus émouvantes et les plus prometteuses du Pérou contemporain, celle de Javier Heraud, qui composa sa plus belle poésie à l’âge de 18 et 19 ans, pour tomber sous les balles policières, en 1963. Mort de profil, aurait dit Lorca, et voilà ce martyr adolescent de vingt-et-un ans frappé au sceau des éditions de L’Éclat qui le republient cinquante ans après que François Maspero eut l’heur de nous le faire connaître en France.
Javier Heraud, Le fleuve et Le voyage. Trad. de l’espagnol (Pérou) par Fanchita González Batlle et Patricia Farazzi. Préface de Patricia Farazzi. L’Éclat, 180 p., 10 €
Le livre s’ouvre sur le beau visage mélancolique de ce jeune homme né à Lima en 1942, et qui, comme tant d’écrivains latino-américains fascinés par la Babel des lettres, découvre Paris en 1961. En tout premier lieu, il se rend alors au cimetière du Montparnasse pour se recueillir sur la tombe de César Vallejo, ce maître, poète et prophète, qui avait écrit : « Je mourrai à Paris par un jour de pluie… ». Puis il rencontre son compatriote Mario Vargas Llosa, qui dirige alors à la Radiodiffusion-télévision française une émission sur la littérature d’Amérique latine, et là il donne un entretien où il déclare « sauter les murs intacts du temps passé » et voir « encore fleurir les chemins oubliés, les vieux chemins ».
Heraud s’inscrit donc dans une tradition littéraire et une voie poétique glorieuse, celle de ses aînés : Emilio Adolfo Westphalen, Martín Adán, César Moro et José María Eguren (1), un carré d’as. Puis il s’en retourne au pays faire la révolution et en est l’une des premières victimes, massacré dans la forêt amazonienne, sans défense et sans armes, sous le froid regard de ses bourreaux acharnés à percer sa peau de dix-neuf trous. Touchant là à « l’apogée de l’horreur », comme qualifia l’incivile guerre des hommes cet autre poète assassiné, l’Espagnol Miguel Hernández.
Cette voix interrompue s’inscrivait dans la continuité de la poésie péruvienne, dont Javier voulait être un autre héraut, fidèle en cela à son patronyme d’origine française. Et là dans son Voyage par les fleuves impassibles de cet autre courant, « comme une énorme / blessure ouverte / dans ma poitrine », sa voix ténébreuse s’élève :
La nuit, des amants tremblants
reposent leurs yeux dans les miens,
et noient leurs bras
dans l’obscure clarté
de mes eaux fantastiques.
Car ce grand jeune homme en quête d’envol et aux ailes de géant, avec sa stature double-métrée, embrasse son si grand pays et le parcourt comme un fleuve, « avec un goût étrange / de terre amère ». Sa voix s’élève, il s’installe dans sa métaphore vitale :
Je suis un fleuve,
je descends par
les pierres larges,
je descends par
les roches dures,
par le sentier
dessiné par le vent.
Mais son voyage – pressent-il son destin ? – est tumultueux, « par les cascades précipitées », chaotique, « avec furie et avec rancœur », car, s’il « voyage sur les rives… sur les berges… dans les bois… », il veut être avant tout « le fleuve qui voyage dans les hommes ». Et ce paysage qui s’ouvre à lui est celui des promesses trahies, un pays « foutu » – « jodido », écrivait Vargas Llosa –, une terre stérile aux « eaux éteintes » :
Ils nous avaient promis le bonheur
et jusqu’ici ils ne nous ont rien donné.
Pour quoi élever des promesses si
à l’heure de la pluie
nous n’avons que le soleil et le blé mort ?
Non, le poète n’est pas contemplatif, même si ses vers chantent la beauté des choses, « le doux / fracas de la lumière pure » et « l’ardente tyrannie du printemps ». Il est dans la cité, il est dans le combat. Sa cible est ce « pouvoir, buée cruelle et tendre, / fait de mensonges et de mensonges ! ». La révolution castriste (1959), comme tant d’autres, l’a ébloui, galvanisé, et le voilà militant, et, bien que soldat sans armes, le voilà milicien. En quittant Paris après un mois d’émerveillement, il va vers la mort, il le pressent, il le sait, sa « voix unique… ouvrira les / portes infatigables de la vie, / les portes inépuisables / de la mort ». L’authentique poète est toujours un voyant. Mais fallait-il pour cela allonger la liste des poètes péruviens morts en pleine jeunesse, Enrique Alvarado assassiné, Oquendo de Amat succombant à la maladie en 1936 dans l’Espagne républicaine qu’il voulait défendre ? Lui Javier Heraud était le plus jeune de tous et il voyait bien cet horizon qui lui serait barré : « Mes pieds n’ont pas foulé toutes les rues du monde », regrettait-il. Mais Javier voulut mourir en héros, dans l’imprudent défi de son extrême jeunesse : « Je n’ai pas peur de mourir parmi les oiseaux et les arbres ». Il deviendrait, alors, un autre Dormeur du val.
En 1963, faisant son éloge funèbre, Mario Vargas Llosa, le cœur brisé, conclura : « Le premier de nos héros fut un jeune poète ». Son père, Jorge Heraud Cricet, dans une lettre émouvante, reproduite ici, pleura « un martyr adolescent transporté d’idéal généreux ». Et Patricia Farazzi, à qui l’on doit cette réédition (et la traduction d’une partie inédite du recueil), au terme d’une vibrante introduction, sait rattacher ce verbe au passé péruvien et à ce nombril du monde qu’était Cuzco, la capitale de l’Empire inca : « On sent sous ses doigts la rugosité des vieux murs du Pérou, leurs pierres vivantes. Puk’tik’yawar rumi, dit-on en quechua, “pierre de sang bouillonnant’’ ». C’est pourquoi la poésie de Javier Heraud a été traduite en quechua, et c’est pourquoi, en grande émotion, aujourd’hui nous le lisons, magnifiquement restitué en français, et le découvrons, tel qu’en lui-même enfin :
Je ne suis
qu’un homme triste
qui épuise ses paroles…
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Signalons la récente édition des Obras completas de José María Eguren, coordonnée par Daniel Lefort (Centre de recherches latino-américaines – Archivos, Poitiers, 2020).