On éprouve parfois une forme de lassitude devant les livres très prévisibles, avec leur « story », leur quatrième de couverture rappelant l’éternelle intrigue qu’on a lue, qu’on lira sans qu’elle laisse de trace. Alors il faut ouvrir Totalement inconnu de Gaëlle Obiégly au hasard ou presque, page 232, lire le deuxième paragraphe et on est touché par la grâce. Il est question d’Yvette, grand-mère de la narratrice, et on est enfin ailleurs. Laissons-nous emporter.
Gaëlle Obiégly, Totalement inconnu. Christian Bourgois, 240 p., 20 €
Ce n’est pas la première fois qu’on est ailleurs en lisant Gaëlle Obiégly. Dans N’être personne (que l’on peut aussi entendre comme « naitre personne »), la narratrice, hôtesse d’accueil dans une entreprise, se trouvait enfermée dans les WC de l’immeuble de bureau pendant un week-end. Un stylo bille et du papier hygiénique lui permettaient au moins d’écrire. « Écrire est mon devoir », conclut-elle dans un paragraphe de Totalement inconnu quand sa grand-mère croit qu’elle écrit ses devoirs. Oui, à sa façon. Toute singulière.
Totalement inconnu est un monologue. La narratrice parle de « conférence ». Mettons cela sur le compte de sa fantaisie, de l’humour discret qui traverse ces pages, une sorte de politesse face au monde. Gaëlle Obiégly, qui se confond souvent avec la narratrice, porte pour gagner sa vie le costume de l’hôtesse d’accueil qu’elle est, et manifeste la réserve qui va avec. Cela se sent jusque dans ces paragraphes qui se succèdent sans toujours de continuité, sinon celle de la rêverie, de l’incidente, du coq-à-l’âne.
Alors quoi ? le soldat inconnu, Yvette et ce qu’elle transmet à sa petite-fille, la Beauce, les différences de classes, l’école, l’écriture, les ateliers d’écriture, ce que l’on sait, ignore, croit savoir, le chagrin, tout s’enchaine et les formes changent : l’aphorisme, la réflexion, l’observation dominent, et l’on ajouterait volontiers la « tentative ». Le roman est un chantier, on n’est pas sûr de ce qui se construit et c’est ce qui fait la vie du texte, quand tant de livres sont bouclés, souvent à double tour. Des questions parfois nous sont posées. Et le premier paragraphe du livre annonce la couleur : « Ce que j’ai à dire est assez compliqué. J’espère me faire comprendre. En même temps, ce n’est pas grave si on ne me comprend pas. Du moment qu’on m’écoute. »
Il y a dans cet incipit quelque chose de doucement provocateur, la narratrice prend le risque, avant de se lancer dans une série de fragments dont la trame est le soldat inconnu. Chaque mot importe. Le soldat n’est personne. D’ailleurs, pourquoi ce « le » et pas « un » ? Le déterminant est révélateur. En s’engageant, il a consenti à « n’être personne », à se défaire de toute identité. Dans La vie et rien d’autre, le beau film de Bertrand Tavernier, des militaires cherchent sur les champs de bataille cet anonyme qui pourrait devenir celui dont le tombeau est installé à Paris. Anonyme, pas tout à fait : il faut qu’il soit français. Gaëlle Obiégly l’écrit, elle aussi. Pas noir, pas musulman, même si tirailleurs sénégalais et spahis ou autres combattants venus du Maghreb se sont trouvés en première ligne.
Tiens, première ligne : « Le soldat inconnu qui perpétuellement meurt pour la patrie. Et qui, aujourd’hui, soigne, balaie, nettoie, livre à toute heure et par tous les temps en échange d’un tout petit salaire et d’une reconnaissance fugace ». La narratrice écrit en pleine « guerre », celle dont le président de la République a parlé, nous demandant de rester au lit, de lire des livres, ce qu’elle fait. Cela ne la change pas trop de ses habitudes puisque, même dans son métier d’hôtesse, quand elle doit faire « patienter » (et non « attendre »), elle lit ou écrit.
Le soldat inconnu, elle veut « venir à son secours », il est ce « frère dont j’ai partagé le mal-être et l’effacement ». Gaëlle Obiégly livre d’elle un autoportrait en enfant boulimique (de nourriture et de livres) qui devait se « remplir », en enfant élevée parmi les Gens de Beauce, titre d’un de ses premiers romans, et son paysage depuis toujours. Cette région périphérique (à la manière de l’Yonne ou de l’Eure) n’a apparemment pas d’identité forte, en dépit ou peut-être à cause de Chartres. Lieu hautement touristique, la ville donne le change. Le flou beauceron convient davantage à l’écrivaine. Elle ne cherche pas la lumière : « Je n’ai pas changé le monde. Je ne suis pas passée à la télévision. Une vie ratée, et c’est justement ce qui me la rend attachante. Les gens qui passent à la télévision peuvent changer le monde, du moins ils le croient. Les autres le subissent et ils l’inventent. Je suis dans cette catégorie sans gloire. De toute façon la gloire ça me répugne, ainsi que l’emphase généralisée de notre époque et les médailles, les compliments, les récompenses, les compétitions. » Cette vie ratée, elle rappelle celle d’un Robert Walser, de ces écrivains invisibles dont les phrases ne cherchent pas la lumière mais un chemin.
Gaëlle Obiégly donne de la place dans ses textes à des « choses inconscientes, mais tout à fait voulues. Je les laisse vivre, c’est comme les plantes adventices, c’est-à-dire ce qui pousse dans les fissures. Ce sont des manifestations qui témoignent de la puissance du vide ». Ainsi d’un séjour en Autriche, de rencontres diverses, de la politique dont elle dit qu’avoir ou prendre « une position, c’est statique » : plantes adventices.
La position figée est aussi celle de l’école. La narratrice n’en a vraiment retenu que les cours d’arts plastiques, qu’elle a « reçus », le verbe importe. Ainsi apprend-elle à voir l’invisible, ce qu’un drap cache, ou bien ce qu’on ignore. Elle-même enseigne, drôle d’attelage, l’art d’accueillir et l’écriture littéraire. Pas sûr qu’elle y croie : « Désormais, il y a des écoles pour tout, y compris pour écrire de la littérature. C’est ainsi que l’on rend la littérature dépendante de l’Institution. Je vois dans un certain nombre d’années des écrivains souffrir du même genre de maladie que la masse salariale. Il y aura des burn-out à cause de la pression. Il faut vendre un max, il faut être connu, il faut des résultats. Ne comptez pas sur les vrais artistes pour se soumettre à ces cadences et obligations. »
Elle préfère partager avec Yvette (jamais mamie ou mémé) le temps qu’il reste à vivre à la vieille dame. Yvette a été domestique toute sa vie, elle n’a pas pu étudier et elle a toujours appris. Gaëlle, d’une certaine façon, a pris la suite : elle a commencé à étudier puis a renoncé aux diplômes sans cesser d’apprendre. Yvette est une vieille dame, certes, si l’on parle d’âge, mais malicieuse, joueuse, capable de glisser, comme sur des patins, sur le lino de l’EHPAD. Elle a un peu perdu la tête, mais « la vieillesse lui aura fait gagner la faculté de voir ce qui se dérobe à l’homme ordinaire ». Autre lien entre les deux femmes.
Les plus belles pages du livre sont ainsi consacrées à Yvette dans la maison de retraite, délicates comme des figurines en biscuit, montrant l’invisible de cette institution maltraitée : « On se croirait dans un entrepôt parmi des porcelaines ébréchées que bientôt on ne pourra plus raccommoder ». Raccommoder ou écrire.