En écoutant les barbares

En 1998, Kateb Yacine écrit : « Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie, il faut que je reste barbare. » Comment rester barbare en écrivant ou en lisant ? Comment disjoindre la langue de la civilisation, l’écriture de la culture ? Ces questions sont formidables, mais les réponses ou ouvertures proposées par Louisa Yousfi en soulèvent d’autres, souvent complexes.


Louisa Yousfi, Rester barbare. La Fabrique, 128 p., 10 €


Tout d’abord, la barbarie évoquée par Louisa Yousfi est celle d’une femme racisée, proche des Indigènes de la République. Il ne s’agit pas d’entrer dans les polémiques innombrables qui les entourent : de nombreuses analyses ont montré le caractère profondément inacceptable de certaines des prises de position de ce mouvement – par ailleurs constamment diabolisé par ses adversaires politiques, extrême droite et droite réactionnaire au premier chef. Le livre reprend en tout cas un style, un lexique et des idées propres à ce courant de pensée, ainsi qu’une volonté de transgresser qui veut déployer des consciences, pour reprendre une expression de Louisa Yousfi, mais qui laisse souvent une profonde gêne, comme ces paragraphes sur les attentats du 11 septembre 2001.

Cet ancrage militant, revendiqué par l’autrice jusque dans les remerciements, est à ne pas oublier tant il est au cœur de la démarche de Rester barbare. Louisa Yousfi propose une autre lecture : comment une jeune femme racisée peut-elle s’approprier la culture dite légitime ? De ce point de vue, l’ouvrage acquiert une valeur de témoignage dont la sincérité interpelle sur de nombreux points, le premier étant celui du statut de la référence.

Rester barbare, de Louisa Yousfi : en écoutant les barbares

Louisa Yousfi © Anthony Francin

À tous les niveaux de lecture, Rester barbare peut s’appréhender comme un jeu littéraire et intellectuel sur les références. Chester Himes, Aimé Césaire, Ralph Ellison, Sony Labou Tansi, Booba, PNL, se succèdent dans une volonté avouée de briser les frontières entre les genres, les registres, le légitime et l’illégitime. Ce désir renvoie le texte de Louisa Yousfi à une tradition de renversement littéraire des valeurs, inversant le haut et le bas, le sublime et le grotesque, le beau et le laid. Les commentaires érudits et percutants sur les œuvres n’empêchent pas Rester barbare d’être toujours tributaire de cette valeur en soi accordée aux références. Pour le dire autrement, il suffit de considérer qu’il n’y a aucune transgression réelle à mettre en série Booba et Racine pour que la problématique du livre devienne plus que douteuse.

On pourra rétorquer à bon droit que cette interrogation est caractéristique de quelqu’un qui n’est absolument pas barbare et qui lit depuis ses frontières un témoignage qu’il ne peut critiquer sur ce point. C’est en considérant que la question des références place justement l’ouvrage au lieu d’un paradoxe que l’on se permet d’en discuter les prémisses et les conclusions. La mise en avant par le livre et son éditeur des références à des rappeurs français connus montre que beaucoup se joue là, autour notamment de Booba et de PNL. Ces musiciens comptent parmi les plus écoutés et influents en France au cours de la décennie écoulée quels que soient les styles de musique considérés. La notoriété de ces artistes dépasse désormais largement leurs œuvres : Booba a fait la une de Libération au cours de l’été 2022, le quotidien présentant hâtivement le rappeur comme un lanceur d’alerte face à certaines dérives d’influenceurs numériques. Il y a un paradoxe ici, celui d’une barbarie majoritaire, dominante. Peut-on rester barbare quand tout le monde vous écoute ? Si le barbare est celui qui ne parle pas la langue commune de la cité, il y a comme une contradiction. Comment Louisa Yousfi la résout-elle ?

En jugeant que ces artistes mettent en œuvre un « ensauvagement stratégique », « traits [parmi] les plus éclatants du rap de Booba – voire du rap en général : la faculté à composer des combinaisons inédites, à produire des œuvres d’une hétérogénéité aberrante. N’obéissant à aucun solfège ni répertoire, il est pure puissance d’expérimentation par le bas, en même temps que puissance d’“incorporation”. On y mélange tout, sans respect des frontières symboliques qui font tourner les univers culturels en vase clos et les hiérarchisent. On peut parler de Dragon Ball Z, de Dieu, de sa mère, de grosses cylindrées, d’amour, puis de grosses fesses. » La barbarie devient subversion et renversement, ce qui en fait une stratégie artistique et intellectuelle assez classique. L’éclectisme des références vaut pour soi en tant que combinaison du différent et du divers, et parler est d’abord perçu comme parler de plusieurs choses différentes. Louisa Yousfi reproduit d’ailleurs ce geste au cours du livre, dans un mimétisme réussi avec ce qu’elle postule du rap.

Rester barbare, de Louisa Yousfi : en écoutant les barbares

Le rappeur Booba en concert lors du Festival des Vieilles Charrues (2019) © CC4.0/Thesupermat

Le problème qu’on peut y voir est justement celui du postulat qui fait de cette stratégie d’« ensauvagement » – en réalité procédé littéraire commun de renversement des valeurs, passant par une valeur donnée, par l’essentialisation des références, au renversement – une subversion tant esthétique que politique. « Cette désinvolture dans le glanage des références, d’aucuns l’interprètent comme une soumission à la logique commerciale. Toute cette “merde”, cette sous-culture dans laquelle le rap contemporain fait son marché serait une déliquescence du genre, désormais réduit à divertir quand il était né pour porter la grandeur d’un geste revendicatif. »

Qui sont ces d’aucuns ? Qui qualifie encore en public le rap de « sous-culture », hormis certains milieux réactionnaires et d’extrême droite ? Qui refuse aux rappeurs le droit de divertir, à l’heure où les tubes les plus écoutés sont issus des rangs du hip-hop ? Combien faut-il convoquer de vues, de « unes » de journaux légitimes, de critiques enthousiastes, d’invitations officielles par tout ce que la France compte d’édiles, de publicités pour des multinationales du luxe, de romans primés s’inspirant du rap, pour prouver que cette logique commerciale est aujourd’hui plus que consensuelle ? Ici, le propos de Louisa Yousfi interpelle quant à ses destinataires : ou bien elle affronte les représentations mentales de l’extrême droite ou de la droite réactionnaire qui seules valident encore ses constats, auquel cas Rester barbare a une ambition plus restreinte qu’annoncé ; ou bien elle considère véritablement que Booba reste aujourd’hui membre d’une « sous-culture », affirmation audacieuse. Décontextualisée, la référence peut se donner comme discours sans destinataires, faisant de la barbarie un énoncé performatif et valant pour soi.

Dès lors qu’on abandonne cet antagonisme chimérique avec les détracteurs de la « logique commerciale », la fascination pour les références de Rester barbare peut être analysée autrement, en lien avec des phénomènes de plus en plus massifs. Dans le rap, commercial ou non, la pratique et l’écoute du rap sont désormais consubstantiellement liées à une activité de cryptage et de décryptage des références, illustrée par le succès de sites dédiés à ces analyses (exemplairement, Genius). La valence de la référence est invasive dans la production grand public du savoir, comme le montre le poids nouveau donné à la citation dans la fabrique quotidienne de Wikipédia. Dans nos vies numériques, la référence permet tout à la fois l’affirmation identitaire évidente (je suis ce que je cite) et le trouble constant par détournement ad libitum des références (je suis un jeu de citations). Dans cette perspective, qui ne contredit pas celle de Louisa Youfsi, il y a un contresens lourd : la monstruosité de Booba et de PNL est en fait une norme désormais hégémonique, celle d’une poétique de soi au sein d’imaginaires culturels activés par le moyen efficace des références.

Rester barbare, de Louisa Yousfi : en écoutant les barbares

Le groupe PNL en concert à Paris © CC4.0/PNL

Dès lors, le paradoxe de rappeurs puissants mais « barbares » semble moins convaincant et repose d’abord sur une fiction d’oppositions qui n’ont sans doute jamais existé en tant que telles, mais sont aujourd’hui plus que marginalisées – oppositions entre la culture légitime et illégitime, le monstrueux et le normal, le commercial et le snobisme, etc. Cette fiction d’un monde du goût structuré par des antagonismes peu probants est nécessaire pour maintenir l’usage des références qui y correspond, mais a des conséquences importantes sur l’appréhension des œuvres et des personnes qui les produisent, et d’abord en plaçant le rapport entre le militantisme politique et l’art selon une logique de passivité indéniable, contraire à de nombreuses traditions qui revendiquaient pour le pire et le meilleur un travail commun entre les deux univers. Ici, l’autrice se situe sous l’angle de la critique externe des œuvres qu’elle étudie, mais elle met souvent de côté une critique interne au monde du rap : au-delà de choquer le bourgeois, comment les artistes étudiés se confrontent-ils à leurs pairs, à l’histoire de leur art, à la production de disques ou de vidéos ? Ce faisant, elle confère une autorité forte au déjà-existant, au déjà-populaire, sans imaginer ce que pourrait être un autre rap, y compris celui de PNL et de Booba. Il y a là un risque de conservatisme et d’académisme qui fait douter du bien-fondé des renversements de valeur auxquels appelle Rester barbare : en essentialisant le référentiel (barbares contre « empire »), on peut se faire transgressif par situation (brouiller les frontières de la barbarie) tout en étant conservateur par méthode (donner une valeur a priori aux références qui maintiennent ces frontières).

Surtout, le choix d’artistes jouissant d’une immense popularité interroge sur le positionnement politique de ces analyses, à l’heure où d’autres artistes sont l’objet de répressions judiciaires et policières du gouvernement. Après la parution en 2021 des « 13 minutes 12 contre les violences policières », trois rappeurs, dont L’1consolable et Billie Brelok ont fait l’objet de poursuites judiciaires enclenchées par le ministère de l’Intérieur. Force est de constater que ni Booba ni PNL ne sont aujourd’hui l’objet de telles poursuites, pour de nombreuses raisons. Cela n’empêche pas de les commenter, bien évidemment, et il importe de ne pas se situer seulement en réaction à la répression des artistes. En revanche, on ne peut que s’étonner que le propos politique du livre, ainsi que ses partis pris esthétiques, n’invitent pas à valoriser davantage ceux dont la parole est tue, parole de barbares restés barbares.

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