« Entrer dans son écriture, c’est s’imprégner des schémas et des mythologies de la grande tradition narrative orale, venus se fondre dans l’art du roman où chaque destin est unique. » Tels sont les termes dans lesquels l’écrivaine suédoise Ellen Mattson présentait Abdulrazak Gurnah lors de la cérémonie de remise du prix Nobel de littérature en décembre 2021. Ces deux courants se mélangent harmonieusement dans Desertion, publié en 2005 et dont la traduction vient d’être rééditée sous le titre d’Adieu Zanzibar. Confluence, mais aussi grand poème symphonique à la composition rigoureuse et dont toutes les dimensions se dévoilent peu à peu, entre histoires d’amours impossibles et choc de la colonisation.
Abdulrazak Gurnah, Adieu Zanzibar. Trad. de l’anglais (Tanzanie) par Sylvette Gleize. Denoël, coll. « Et d’ailleurs », 368 p., 22 €
Comme dans ses autres romans, Gurnah entraîne ses lecteurs à la recherche du passé des régions côtières et insulaires de l’Afrique de l’Est où les descendants d’habitants de la péninsule arabique et du sous-continent indien se mêlaient à une population bantoue et avaient en commun l’islam et le swahili. Tout débute comme dans un conte oriental dont le narrateur est Rashid, un peu le double de Gurnah, devenu étudiant puis universitaire en Grande-Bretagne après avoir dû quitter Zanzibar où des violences extrêmes contre les arabophones et les Asiatiques ont suivi la révolution de 1964.
On est à l’aube d’une journée de 1899. Hassanali, petit boutiquier qui fait fonction de muezzin, se rendant à la mosquée pour y lancer la première prière du jour, voit émerger une ombre chancelante de ce qui reste de nuit. Cet homme décharné, au corps famélique couvert de contusions qui s’écroule à ses pieds est un Mzungu, un Européen. À part une vague silhouette entrevue lors d’une cérémonie officielle, « guère plus qu’une veste verte et un couvre-chef », c’est le premier Blanc que rencontre Hassanali. Le Mzungu est un Anglais, dénommé Martin Pearce, jeune historien et linguiste, un « orientaliste » qui, après avoir été en poste à la direction de l’Éducation en Égypte, a voulu découvrir l’Abyssinie puis la Somalie, et s’est fait attaquer et dépouiller par ses guides. C’est ce qu’il raconte à Frederick Turner, l’administrateur colonial qui s’est hâté d’aller récupérer l’homme blessé dès qu’il a été informé de sa présence dans le quartier indigène, en essayant de surmonter son dégoût et sa peur.
L’invraisemblable va alors se produire : une histoire d’amour entre Pearce, lettré anglais, et Rehana, la sœur de Hassanali. Le conteur imagine que Pearce, revenu chez Hassanali pour le remercier de son hospitalité, est tombé sous le charme de la belle Rehana. Mais peut-être celle-ci a-t-elle voulu le séduire. Née de père indien et de mère africaine, elle avait souvent été traitée de bâtarde, et seuls des hommes beaucoup plus âgés qu’elle et déjà pourvus d’une ou deux épouses la demandaient en mariage. Elle avait donc accepté volontiers d’épouser Azad, un jeune commerçant indien, arrivé par bateau de Calicut. Cependant, Azad avait repris un beau matin le bateau pour l’Inde et n’avait plus jamais donné de nouvelles. Ne lui restaient que son désir et, faute de divorce, l’impossibilité de se remarier. Peut-être alors « s’était-elle convaincue qu’elle n’avait rien à perdre ». Telle est la version que Rashid donne de cette rencontre amoureuse quasi mythique. Le roman en proposera des variations, comme dans les contes de la littérature orale.
Ce que l’on sait, et là on passe du conte à l’Histoire, c’est que, sous le prétexte de rendre visite à des parents à Mombasa, Rehana y avait rejoint Pearce, et, pendant un temps, avait vécu avec lui ouvertement, jusqu’au moment où « Pearce a recouvré ses esprits et est rentré chez lui ». Mais Rehana Zacharia n’est ni Didon, ni Azyadé, ni Madame Chrysanthème. Après le départ de Pearce, elle met au monde une petite fille, Asmah, dont le prénom, qui signifie « celle qui est calme et fière », sonne comme un défi ; puis elle va très vite se lier avec un ingénieur écossais et monter avec son aide un atelier textile.
Tout cela, on ne va l’apprendre qu’au cours d’un récit dont les fils s’entremêlent et dont on ne découvre l’unité que dans les dernières pages de ce livre envoûtant. De la côte africaine du tout début du XXe siècle, on passe à Zanzibar vers la fin des années 1950, « une époque où le monde fut plus tragi-comique que jamais, et où l’Afrique presque tout entière se trouvait gouvernée par les Européens, d’une manière ou d’une autre : directement, indirectement, par l’usage de la force brute ou d’une diplomatie musclée ». L’indépendance est proche, mais Amin et Rashid, deux frères qui vivent dans une petite ville de l’île, ne sont pas conscients qu’ils vivent entre la fin d’une époque et le début d’une autre. Leurs deux parents sont enseignants et Amin, l’aîné, se prépare à entrer à l’école normale pour suivre la voie tracée par son père. Rashid, brillant collégien, n’a qu’un désir : quitter son pays où il a le sentiment d’étouffer. Ses professeurs, des Britanniques, l’y encouragent vivement. Quand il prend l’avion pour l’Europe, il ne prête pas attention à la souffrance d’Amin.
Les parents d’Amin l’ont, en effet, contraint, pour ne pas « briser le cœur » de son père et de sa mère, à renoncer à l’amour fou qu’il éprouve pour Jamila, une femme indépendante, un peu plus âgée que lui, divorcée, et surtout, petite-fille de Rehana, une bâtarde, et fille d’un « enfant du péché », métisse et autre bâtarde comme le lui rappelle sa mère. Jamais Amin n’oubliera Jamila. Quant à Rashid, la première leçon qu’il apprend en arrivant à Londres, c’est à « intégrer le mépris », à se voir à travers les yeux des Anglais comme « quelqu’un qui mérite le mépris qu’on lui porte », comme un « exclu, un exilé », un « étranger au milieu de nulle part », puisque la situation à Zanzibar lui interdit de songer au retour. Ce n’est que bien des années après qu’il pourra rendre visite à sa famille.
Le titre que Gurnah avait donné à son roman est Desertion. Et c’est bien de désertions ou d’abandons successifs qu’il est question. Abandon de Rehana par Azad puis par Pearce, abandon de Jamila par Amin, abandon de son île et de sa famille par Rashid, fuite de Jamila quand il devient trop dangereux pour elle de rester à Zanzibar. Si attachant qu’ait pu être le monde déserté par Rashid, c’était un monde cruel, avec sa propre part de racisme interne et ses règles familiales impitoyables. Mais c’était un monde pleinement humain habité par des individus avec leurs passions, leurs doutes, leur histoire. On sort ému et ébloui de cette lecture, avec, à peine le livre achevé, l’envie de la reprendre, comme on secouerait un kaléidoscope pour voir se former de nouvelles images.