En 2021, La Femelle du requin s’entretenait avec Annie Ernaux, qui vient de recevoir le prix Nobel de littérature 2022. En attendant Nadeau partage ici quelques extraits de cet entretien, qui se trouve dans le numéro 54 de la revue, en compagnie d’articles sur Annie Ernaux et d’un inédit de l’écrivaine.
Au printemps 2021, la revue La Femelle du requin s’est rendue à Cergy pour rencontrer Annie Ernaux. Pendant près de quatre heures exceptionnelles, elle a parcouru avec l’auteure son œuvre, qu’elle évoque en insistant sur la vérité du moment, laissant s’installer certains silences, reprenant le fil de ses réflexions et souvenirs traversés de rires : le désir féminin (Passion simple, Se perdre, Mémoire de fille…), la volonté douloureuse d’échapper à son milieu et de « sauver » du néant littéraire et social auquel ils sont relégués les êtres qui peuplent son passé (La honte, La place, Une femme, La femme gelée…), l’éducation catholique qu’elle a reçue et que l’écriture dévoile, le temps qui passe et que l’écriture rend mélancoliquement sensible (Les années). Tous ses récits, jusqu’au dernier [en cours ; un extrait a été publié dans le numéro 54 de La Femelle du Requin] sont sous-tendus par une conscience politique aiguë : la rage est intacte face à l’injustice que la société réserve aux plus vulnérables, aux femmes, aux jeunes aussi, une rage à la mesure de la générosité avec laquelle elle s’engage par ailleurs pour les défendre.
Dans Les armoires vides, vous écrivez : « La littérature, c’est un symptôme de pauvreté, le moyen classique de fuir son milieu. »
C’est une vision que j’avais à vingt ans. J’étais alors très folle de littérature, ce qui à l’époque revenait à ne pas avoir les pieds sur terre. Je fais dire cette phrase que vous citez à Marc, un personnage qui représentait la classe dominante, alors que moi j’appartenais à la classe dominée. Je ne me parlais pas, bien sûr, en ces termes bourdieusiens. La littérature me semblait le moyen de fuir ma condition. J’avais conscience d’y trouver une échappée, un autre monde. Enfant, la lecture a été pour moi non seulement la porte de l’imaginaire mais aussi une manière de sortir de mon milieu. Dans Les armoires vides, je relate un souvenir : quand j’avais environ dix ans, lorsque je rentrais de l’école, le midi, j’imaginais rentrer non pas chez mes parents, au café-épicerie de la rue Clopart, mais dans un château ou au moins une grande maison. Mes parents étaient bien mes parents mais très différents.
La question serait plutôt de savoir quel sens a eu la littérature à partir du moment où je l’ai pratiquée. Avec le premier texte que j’ai écrit, lorsque j’étais étudiante, je fuyais effectivement en me coulant dans la mode du Nouveau Roman, que je lisais beaucoup et que je connaissais bien, à la différence d’ailleurs des autres étudiants en lettres. Ce que j’avais inventé n’avait rien à voir avec la réalité que je connaissais. C’était une réalité uniquement psychologique, en lien avec ce dont j’allais parler bien plus tard dans Mémoire de fille. Tout était tellement transposé… J’ai l’impression d’avoir eu conscience, au moment d’écrire ce roman qui a été refusé par Le Seuil, que je fuyais la réalité. Ensuite le réel me rattrape, me submerge, m’étouffe : un avortement clandestin, un mariage, un enfant, et un poste de prof, à 40 kilomètres de chez moi, parce qu’il faut bien gagner sa vie. Pas moyen d’écrire une ligne. Tous les étés j’y pense, je n’abandonne jamais cette idée, mais je m’en suis détournée, j’ai même eu l’impression que c’était un peu un rêve, d’autant plus qu’à cette époque, peu de gens écrivaient. Aujourd’hui, avec entre autres les réseaux sociaux, on a l’impression que tout le monde écrit. Ce n’était pas du tout le cas dans les années soixante. Je tenais bien un journal intime, j’en parlais à mes amies, mais je ne le leur faisais pas lire. Écrire demeurait quelque chose d’exceptionnel, on n’en parlait pas sauf pour se faire mousser. Même dans les milieux un peu bourgeois.
Après l’obtention du CAPES, je rends visite avec mon premier enfant à mes parents que je n’ai pas vus depuis deux ans. Et là, mon père meurt. Ce bouleversement intime m’a retournée, a renversé l’être que j’étais. De retour à Annecy où j’habitais, j’ai la conviction que c’est là-dessus que je veux écrire. À ce moment-là je n’ai pas vraiment les mots, je sais seulement qu’on a été séparés, et c’est terrible parce que je pense que j’éprouve de la culpabilité mêlée à de l’incompréhension, c’est très violent. C’est tout ce que mon écriture va ensuite développer. J’avais le sentiment d’être une bourgeoise. Sans doute une petite bourgeoise. On habite alors un appartement, rien de luxueux, mais on a choisi les meubles les uns après les autres, quelques-uns sont d’ailleurs encore ici. J’ai complètement changé de mode de vie. Autre chose, je découvre dans les vieux quartiers d’Annecy, qui n’étaient pas touristiques comme aujourd’hui, un café aux rideaux toujours fermés, où se rassemblent ceux qu’on appelle alors les Nord-Africains, café dans lequel personne n’aurait l’idée d’entrer. Il y a donc tout cela qui n’est pas clair mais c’est ce qu’il y a de plus fort pour moi à l’époque. J’ai mon premier poste et je me trouve très désarmée avec mon CAPES de lettres en découvrant parmi certaines de mes classes des élèves qui au fond étaient du même milieu que le mien. J’ai une sixième et des classes techniques, qui faisaient du commerce et du secrétariat, majoritairement des filles. C’était des classes de relégation pour la plus grande partie. Je n’avais évidemment pas le temps d’écrire. Je rêvais d’être nommée à Annecy pour ne plus avoir ces temps de trajet, ce qui s’est finalement produit. Ma mère est venue vivre avec nous, m’a déchargée de beaucoup de choses, y compris des enfants qu’elle adorait. Je disposais tout à coup d’un temps faramineux et la première chose que j’ai faite a été de préparer l’agrégation à distance, que j’ai eue. Je me suis retrouvée alors face à moi-même. J’avais écrit un roman qui avait été refusé, il n’était donc plus question de parler à quiconque du livre que j’avais en tête.
Comment ce livre a-t-il pris forme ?
La lecture des Héritiers et de La reproduction, dans un cadre pédagogique, a contribué à l’écriture des Armoires vides. Les années soixante-dix ont représenté un bouleversement total de la société, notamment dans le milieu scolaire. Tout était remis en question, on se réunissait sans cesse, on discutait de tout. On avait créé une bibliothèque avec de nombreux ouvrages de pédagogie, comme par exemple Libres enfants de Summerhill d’Alexander S. Neill, mais aussi d’autres livres d’Ivan Illich, de Bourdieu. J’ai emprunté ces livres. J’ai brutalement pris conscience de ce que j’étais, et que je ne me situais pas de plain-pied avec toute la culture que j’avais avidement voulu faire mienne. J’étais en terra incognita. Cela m’a suffi pour savoir ce qu’il fallait que j’écrive.
Je suis maintenant une bourgeoise, et il faut essayer de refaire le parcours. À ce moment-là, mon écriture n’est pas du tout violente, et ça ne fonctionne pas. Quelques mois plus tard, je reprends sans hésitation, en décidant d’aller au bout et de refaire ce parcours désormais clair dans mon esprit. On a très mal compris dans Les armoires vides toute la période heureuse que je décris dans le café. En trouvant ça dégueulasse, les critiques ont fait une lecture de classe. Seule la journaliste du Monde, Jacqueline Piatier, a vu un peu plus loin. C’est entièrement autobiographique. En expédiant le tout à trois éditeurs, j’ai le sentiment d’avoir accompli quelque chose mais je n’imagine pas du tout que cela va former la matrice de la suite.
[…]
Avez-vous le souci d’être utile à vos lecteurs ?
Je ne pense pas en écrivant Les armoires vides ou La place deux ans plus tard que je veux être utile. Je pense que je veux déplier quelque chose. J’emploie souvent ce terme mais je n’en vois pas d’autres : mettre au jour des choses de l’ordre du vécu, qui relèvent du social et du politique. J’en ai eu conscience dès Les armoires vides, parce que l’on vivait une époque très politique et très féministe. Beaucoup plus politique qu’aujourd’hui. Féministe, on le redevient, mais politique non. C’est vrai que je ne vis plus dans le monde du travail mais c’est une impression que j’ai. Il y a des choses dont je voulais vraiment parler dans Les armoires vides, non seulement l’avortement mais aussi les règles, le plaisir féminin, la masturbation. Le corps féminin était vraiment important pour moi. Il y avait des livres à l’époque, Parole de femme d’Annie Leclerc, qui ne me parlaient pas. Pour moi ce qui était incontournable, c’était le corps populaire, et bien entendu les différences culturelles, ce gouffre qui demeure.
Ce corps populaire, on le retrouve dans toute votre œuvre.
Pour moi, le vrai corps c’est le corps populaire. Il y a longtemps que le mien ne l’est plus, mais je n’y peux rien. Le corps avec lequel on arrive au monde, c’est celui qui est le plus fort, même si l’on change. Ce n’est pas seulement la langue maternelle, ce sont aussi les gestes et les sensations. C’est l’idée du « premier homme » chez Camus, qu’on trouve aussi chez Bourdieu. Le corps populaire est en opposition au corps bourgeois. C’est difficile à expliquer, par exemple dans mon enfance les femmes ne portent jamais de soutien-gorge, les femmes bourgeoises oui ; elles ne portent pas de gaines non plus, ma mère n’en porte que pour sortir. Elles ne surveillent pas leur silhouette. Le corps populaire est marqué par le travail. Les mains de mon père, ce sont des mains avec des ongles noirs, ma mère, ce sont des mains qui sont abîmées ; on ne se fait pas les ongles, on les coupe rapidement avec des ciseaux, et c’est vrai que je n’ai jamais réussi à soigner mes ongles. Cela ne faisait pas partie de l’habitus, notion que j’ai trouvée ensuite chez Bourdieu dans La distinction. Les armoires vides c’était ça. C’était ma petite distinction à moi.
Dans Une femme, vous parlez de la rencontre avec votre tante M. et vous dites que vous ne pourrez jamais écrire comme si vous ne l’aviez pas rencontrée.
Oui, c’est ça : elle représente la domination. Elle est dominée. Elle n’a jamais pu faire d’études, elle a travaillé comme ouvrière toute sa vie. Elle et son mari n’avaient absolument pas d’argent et elle s’est mise à boire. Il n’y avait personne pour la sauver, même si ma mère, par exemple, était toujours attentive à elle. Et pour moi, elle représentait la grande misère, la pire misère à laquelle le prolétariat peut être condamné. Et je me souviens – ce n’est pas dans le livre – qu’elle subissait en plus la loi masculine d’un mari jaloux qui refusait, par exemple, qu’elle soit syndiquée dans son usine. Voilà : il y avait tout. Je me souviens très bien de cette après-midi où je l’ai vue, c’était la veille de Pentecôte, il faisait très chaud, je revenais du pensionnat, j’étais en classe de seconde et les études représentaient tant pour moi. Je crois que cette image-là me suivra toujours. Je n’ai pas dit que j’y pensais tout le temps, mais on ne peut pas écrire sans y penser.
C’est de l’ordre du saisissement ?
C’est de l’ordre du « c’est pas juste ». Il y a quelque chose d’une injustice telle qu’on a envie de mourir. On se dit que c’est trop moche, que c’est trop moche la vie. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Et à ce moment-là, je pense que je ne peux rien faire, que je suis destinée à faire des études. Le plus terrible, c’est que c’est ma famille, c’est la sœur de ma mère qui a, je pense, beaucoup compté pour elle. Quand ma mère est atteinte d’Alzheimer, elle me parle de cette sœur et pas des autres.
L’écriture, est-ce une façon de rendre justice ?
Bien sûr. D’ailleurs, il y a cette phrase de Rimbaud qui a ensuite couru, parce que je l’ai citée, « J’écrirai pour venger ma race ». Mais oui, je l’ai écrite ! Même si le premier livre que j’ai écrit, très Nouveau Roman, ne faisait rien du tout pour venger ma race. C’est sans doute la chose qui me motive le plus profondément – et le plus anciennement. C’est celle qui réapparaît toujours. Par exemple, quand Pierre Rosanvallon m’a proposé de participer à sa collection, « Raconter la vie ». C’est sûr que « raconter la vie », ce n’est pas facile quand on a les mains dans le cambouis, donc cela revient forcément à ceux qui peuvent écrire et raconter pour les autres. Je me suis intéressée pour ce texte aux hypermarchés parce qu’on y trouve toutes les classes sociales, et c’était un moyen de parler aussi de quelque chose qui me tient à cœur : les femmes voilées qu’on y voit et dont je sais que la présence insupporte des gens. Mon intention est à la fois politique et sociale. Quand Regarde les lumières mon amour est sorti, le mépris a éclaté dans les critiques, « Le Masque et la Plume » et d’autres. Comme vingt ans plus tôt à propos de Journal du dehors, quand j’ai eu droit à « La Madone du RER ».
[…]
Vous dites dans La place que vous n’avez aucun bonheur à écrire.
C’est vrai, c’était une souffrance, comme si j’étais vraiment à la place de mon père, ce qui n’était évidemment pas le cas. J’étais mue à la fois par une immense culpabilité et une très grande émotion. Ce n’était donc pas le bonheur mais une nécessité. Je n’étais pas contente de ce que j’écrivais, et par moments je me disais : oui, c’est ça, je tiens la bonne façon de dire.
Qu’est-ce que vous appelez rester « au-dessous de la littérature » ?
J’ai eu le malheur d’écrire cette phrase et on me l’a balancée tant de fois depuis : « C’est pas de la littérature, la preuve, c’est elle-même qui l’écrit ! » J’ai utilisé cette formule dans Une femme. Ma mère vient de mourir, je suis vraiment dans la perte et non dans l’émotion de la mémoire alors que dans La place, l’émotion vient de la mémoire. Je ne supporte pas que ma mère soit morte, je veux la ressusciter. Je fais bien sûr de la littérature, mais je voudrais rester au-dessous de cette littérature qu’on enseigne comme dirait Barthes, et dont on parle à l’époque à Apostrophes.
Dans La place, vous dites refuser le passionnant, l’émouvant.
Tout à fait. Là non plus, je n’aurais pas dû parler d’« écriture plate » mais franchement, quand j’écris, je ne pense jamais à la façon dont on peut détourner les choses, uniquement à la justesse de ce que j’écris par rapport à ce que je pense. Pourquoi écriture plate ? Il faut avoir en tête l’écriture des Armoires vides : ça, c’est une écriture en couleurs, avec des hauts et des bas, des montagnes russes. Pour La place, je veux une « écriture plate », et j’ajoute, c’est important, « comme les lettres que j’écrivais à mes parents pour leur donner des nouvelles essentielles ». Mais je ne m’insurge pas, c’est le lot d’écrire, pas la peine de vouloir rectifier quoi que ce soit. Ce qui est important, c’est que les gens lisent les livres et que ça leur fasse quelque chose.
[…]
Vous écrivez dans La honte que vous parvenez à vous « revoir » enfant à la place que vous occupiez dans la classe. Quelle part ce type de visions occupe-t-il dans votre écriture ?
C’est ainsi que je travaille, même si ça dépend des livres. Il faut que je revoie. Dans La honte, L’événement, même dans Mémoire de fille lorsque j’évoque par exemple la chambre que j’avais dans un foyer de jeune fille, j’y suis. Y être. C’est un sentiment d’extrême présence. Il ne s’agit pas de visions mais du sentiment d’être entourée, immergée, c’est une immersion dans l’image. J’ai cette possibilité de retrouver le présent tel qu’il était quand on ne connaît pas l’avenir. La force de ce moment, c’est qu’il est clos. Après avoir travaillé à le retrouver, vient l’écriture.
Par ailleurs vous semblez vous méfier du souvenir.
Bien sûr, il y a toujours une analyse des phénomènes de la mémoire.
Cette vision, en revanche, vous lui faites confiance.
Je fais confiance à la sensation et à la mémoire, pas forcément aux idées, qui sont beaucoup plus soumises à l’époque. J’en suis en quelque sorte la preuve vivante. J’appartiens à une génération qui a vu les transformations de ses diverses croyances, de ses diverses façons d’envisager les choses. On évolue en même temps que le monde. La sensation, elle, est beaucoup moins soumise au temps, elle est enracinée dans l’enfance, elle alerte sur quelque chose. Au moment où j’ai écrit La honte, j’ai beaucoup pensé à tout cela, c’était pour moi ce que j’appelais une pré-vérité, qui menait vers une vérité.
[…]
Vous écrivez dans Les années « Le temps nous manquait pour la mélancolie des choses ». Vos livres peuvent rendre assez mélancoliques à certains égards.
J’aime bien la mélancolie, je la crée. Il n’y a pas de nostalgie dans Les Années mais le livre crée de la mélancolie. Qu’il ait pu en être autrement ou pas n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est que les choses aient eu lieu, qu’elles diffusent une douceur qui n’est pas de la tristesse. Le terme mélancolie me plaît, tout comme cette idée que je pourrais fabriquer de la mélancolie.
Propos recueillis au printemps 2021 à Cergy par Joachim Arthuys, Christian Casaubon, Adeline Chave et Gabrielle Napoli.