Est-ce en raison de son titre, qui pourrait convenir à presque tous les romans occidentaux, de Balzac à Conrad, de James à Kundera ? Toujours est-il que De grandes espérances, l’un des deux romans (avec David Copperfield) de Charles Dickens qui privilégient la forme de l’autobiographie romancée, a toujours été choyé par les lecteurs et les cinéastes. On le doit, en France du moins, en partie à ses traducteurs : Charles Bernard-Derosne, en 1863, soit deux ans après la parution du livre, Pierre Leyris, l’immense Sylvère Monod, Jean Gattégno, Jean-Pierre Naugrette… Au tour de Jean-Jacques Greif d’entrer dans l’espérance.
Charles Dickens, De grandes espérances. Trad. de l’anglais par Jean-Jacques Greif. Tristram, 626 p., 29,40 €
N’écoutez surtout pas celles et ceux qui, à propos de la dernière traduction en date du treizième roman de Charles Dickens, vont partout claironnant, dans un réflexe quasi pavlovien : « C’est Dickens qu’on ressuscite ! » L’auteur d’Oliver Twist, de Dombey et fils, qu’on se le dise, n’a jamais passé l’arme à gauche ; il est de la lignée des géants, des géants populaires de surcroit, ce qui ne gâte rien, et les ombres de l’oubli et de la mort ne sont pas près de l’effleurer.
Formulons donc autrement les choses : avec Greif, son traducteur d’aujourd’hui, c’est Dickens qu’on forge à neuf ! Plus que de résurrectionnisme, en effet, c’est de forge qu’il est question, en particulier avec le personnage de Joe Gargery, forgeron illettré de son état. Si la greffe entre l’anglais de Dickens et le français de Greif prend à ce point, n’est-ce pas parce que ce dernier, encore auréolé du succès remporté, aux mêmes éditions Tristram, par sa récente retraduction de L’ile au trésor de R. L. Stevenson, rend à merveille le parler des « grandes personnes » que tout enfant, fortuné comme infortuné, (en)traîne dans son sillage ?
En 1994, René Belletto consacrait six cents pages bien tassées (soit la longueur totale du récit dickensien) à tenter de percer le mystère des « Grandes Espérances ». Savante, son exégèse n’en oubliait cependant pas l’essentiel : il règne de prime abord une clarté, une simplicité d’archétype dans ce roman à la lisière du conte, qui fait la part belle aux méchants et aux gentils, aux ogres et à leurs victimes (consentantes ?) (1). Un enfant, Pip, y est « battu », pour le dire avec les mots d’un autre, Freud en l’occurrence. À croire qu’il n’est pas tout blanc. Battu par sa sœur, Mrs Joe Gargery, pour ne rien arranger. Élevé « à la main » (lourde), comprenons « à la raclée », il fait l’objet d’une maltraitance carabinée, au point qu’on songe aux pages cocassement outrancières de Naissance (2013), le roman-monstre de Yann Moix.
D’entrée de jeu, Dickens impose une psychologie d’apparence élémentaire, quasi primitive, où dominent la peur et l’effroi. Mobilisant la sombre panoplie du roman gothique, il exprime les affects de la psyché enfantine aux abois de manière si graphique que des images empruntées cette fois aux films du génial Tim Burton viennent à l’esprit. Le plus souvent passif – il s’attend à vivre de rentes censément providentielles, avant de déchanter –, Pip est tour à tour suspendu la tête en bas, assassiné à coups de questions, aimanté par une créature au cœur de glace, abruti par une fièvre de cheval qui lui fait battre la campagne. Avec lui, c’est le roman qui délire, à la première personne, mû par une volonté de puissance et d’élévation sociale quasi névrotique. S’y expose à livre ouvert le désir exacerbé du romancier de prendre sa revanche sur une enfance prisonnière d’une « fabrique de cirage ».
Au sein du rêve éveillé, Pip croise deux « Maximonstres » (Sendak) : Miss Havisham, la sorcière brûlant de se venger des hommes, et Abel Magwitch. À ce bagnard revenu d’Australie, le lecteur français trouvera une vague allure de Jean Valjean, de par ses idéaux petit-bourgeois, « ses ressources de tueur toujours prêtes quand il le faut » (Évelyne Pieiller, Mousquetaires et Misérables, 2022) et son attachement indéfectible à l’enfant qu’il rêve d’élever à la condition de gentleman. Comme chez Dumas ou Hugo, en effet, un forçat, même chaîne aux pieds et couteau entre les dents, peut tromper son monde.
C’est même l’un des atouts maîtres de cette fiction que de s’avancer masquée, et d’œuvrer, en sous-main, au déniaisement, au creusement de la distance prise avec les clichés et les stéréotypes. Page après page, la ligne se fait moins claire, les secrets plus lourds. Lesquels pèsent de tout leur poids de culpabilité, de honte et de mauvaise conscience. Secrets quant à l’identité (qui se cache derrière le patronyme « Pip », qui n’est qu’un nom d’emprunt ?) ou la filiation : de qui Estella, la jeune femme fatale du roman, est-elle la fille ? Quid de la provenance de l’argent sur lequel se fondent lesdites espérances ? Un argent forcément mal acquis, donc sale : Jaggers, l’avocat pénaliste, passe le plus clair de son temps à se savonner les mains.
Secrets renversants : le récit y travaille, non à sa perte, mais à celle des illusions, comme chez Balzac. La fiction y fait la chasse aux histoires dont on se berce, qu’on se raconte dans sa tête, ou qu’on projette sur une scène de théâtre. De grandes espérances est une comédie des erreurs qui aurait pu, et dû, tourner au tragique. D’un côté, Pip se vautre dans les méprises, par complaisance autant que par nécessité. Pip ou le Grand Abusement. De l’autre, le récit de Dickens, conduit à la faveur d’un léger mais constant décalage temporel, interne comme externe, fait entrevoir en creux la grandeur et la gloire de ce qui aurait pu être mais ne sera jamais. À ce titre, il n’est pas certain que la fin heureuse, substituée sous la pression d’un ami romancier à la conclusion d’origine qui voyait Pip et Estella se séparer à tout jamais, emporte l’adhésion.
Dans un roman marqué au fer rouge par les enjeux – et les pathologies – de « classe » et de « place », les personnages, les faussement débiles comme les vraiment nuisibles, parlent d’or (et de boue). Surtout de boue, considérant cette vaste étendue matricielle, vide et marécageuse, plate comme le dos de la main, que sont les marais en marge de la grande ville de Londres, là où l’anglais snob fait la loi, arbitrant entre proscrits et élus. Chez Dickens, mais il n’est pas unique en son genre en terre britannique, on scelle son destin dès qu’on ouvre la bouche. On s’y enchaine même, et aucune lime ne vous en délivrera.
Pour s’être déjà frotté aux pirates de Stevenson, Jean-Jacques Greif connait le poids et l’importance des sociolectes, source de particularismes intenses et de discrimination sociale non moins forcenée. Aussi est-ce avec une attention des plus remarquables qu’il se penche sur les idiotismes de Joe, l’homme (tranquille) du peuple, incarnation ô combien attachante des valeurs de la common decency que prônera plus tard un George Orwell. Frère d’armes du Vulcain des « marèches », Greif excelle à restituer ses néologismes, sa maitrise plutôt limitée, mais finalement drôlement inventive, du lexique et de la langue. À coups répétés, il frappe à sa suite sur l’enclume, brisant la chaine des signifiants et la remontant à l’envers : « Vase, brouillard, marécage et travail ; travail, marécage, brouillard et vase ». Sans trembler, il forge à neuf les mots fétiche de l’ange-gardien : « misère-corde de moi », « inaceptabobble », « victailles », « ampitoyable », « pourplexie », etc. Sur le long cours, cela donne ceci : « “Attends un peu. Je sais ce que tu vas dire, Pip ; attends un peu ! Je ne nie pas que ta sœur fait le grand Moghol avec nous, de temps en temps. Je ne nie pas qu’elle nous envoie des coups fourrés, et qu’elle nous tombe dessus très lourd. Et à ces moments quand ta sœur s’en-furie, Pip”, Joe a réduit sa voix à un murmure et jeté un coup d’œil à la porte, “la fronchise [sic] m’oblige pour que d’admettre que c’est une Brute.” Joe a prononcé le mot comme s’il commençait par au moins douze B majuscules. »
D’un mot, l’art de Greif traducteur (le polytechnicien est également l’auteur de récits pour la jeunesse) tient tout autant de la forgerie, de la contrefaçon que de la « cassebriole » (brillant croisement entre le casse et la cambriole) – mais la fausse monnaie qu’il nous refourgue est de celles, tintinnabulantes, qui restent longtemps, et plaisamment, en mémoire. À forgeron, forgeron « straordinaire » et demi…