Ukraine
Pendant quarante jours, Evgenia Belorusets a tenu au milieu des bombardements de Kiev un journal d’une densité remarquable. Mêlant photographies, récits de rencontres, observations concrètes de la ville, souvenirs du Donbass depuis 2014 et méditations générales, ce journal montre avec force le basculement d’une capitale européenne dans la guerre, qui est une « forme de vie globale, totale, qui engloutit tout ».
Evgenia Belorusets, Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants. Kiev, journal de guerre. Trad. de l’allemand (Ukraine) par Olivier Mannoni avec la collaboration de Françoise Mancip-Renaudie. Christian Bourgois, 150 p., 18 €
Figure singulière de la jeune littérature ukrainienne, tout à la fois photographe et écrivaine, Evgenia Belorusets avait publié en 2018 un recueil de nouvelles entremêlées à deux séries de photographies, Chutes heureuses, toutes centrées autour de personnages féminins, pour beaucoup des réfugiées du Donbass, une région où elle s’est rendue souvent depuis la guerre de 2014. Revendiquant un parti pris plurilingue, ce premier livre (à paraître également aux éditions Christian Bourgois) était écrit en russe avec une préface en ukrainien. Belorusets a par ailleurs une formation de germaniste, elle a étudié la littérature allemande ; son père, souvent évoqué dans son journal de Kiev, est un traducteur de renom qui a traduit en russe de grands auteurs de langue allemande comme Celan, Trakl ou Musil ; elle vit depuis plusieurs années entre Kiev et Berlin, et c’est en allemand, pour l’hebdomadaire Der Spiegel, qu’elle a tenu pendant quarante jour ce journal, depuis le premier jour de l’invasion jusqu’à son départ en train pour Varsovie, au moment où l’armée russe annonce qu’elle va concentrer ses opérations sur le Donbass et où l’Ukraine prend conscience des atrocités commises à Boutcha.
À la lecture de ce témoignage, auquel le choix d’écrire dans une langue seconde donne une nudité et une âpreté particulières, on est d’abord frappé par l’évocation concrète des realia du temps de guerre : les nuits de bombardements se succèdent et Evgenia Belorusets, respectant les consignes des autorités, tente de laisser le plus possible son appartement dans la pénombre ; la plupart des bombardements ont lieu au petit matin, entre quatre et six heures ; quand les sirènes retentissent, c’est dans le couloir de son appartement qu’elle tente de retrouver le sommeil. Un jour, elle aperçoit de sa fenêtre un drone ennemi et appelle la police pour transmettre ses coordonnées.
Source supplémentaire d’angoisse apparue au cours de la guerre, les informations sur les bombardements de Kiev ne sont données qu’avec beaucoup de retard dans les médias ukrainiens, afin de ne pas fournir l’occasion à l’ennemi de corriger ses tirs : « aujourd’hui, mon immeuble a tremblé sous le coup d’une frappe puissante. Les règles du reportage changent, il n’est plus possible à présent de reconstituer la nature et le lieu des attaques. Seuls les corps de bâtiments, mais aussi notre corps à nous ressentent le danger, ils deviennent désormais des sources d’informations immédiates ». Le jour, Belorusets tente tant bien que mal de poursuivre son activité de photographe, au risque de subir fouilles et vérifications d’identité, dans une ville qui craint que la moindre photographie publiée puisse servir de source de renseignement à l’ennemi.
Le journal d’Evgenia Belorusets se fait l’écho de rencontres diverses qui, dans le temps de guerre, prennent une intensité particulière : un DJ qui considère que le comportement des gens en temps de guerre acquiert une certaine beauté, un couple de retraités qui traverse un champ de ruines persuadés que les bombardements sont une mise en scène du pouvoir ukrainien, une photographe de guerre étrangère célèbre qui fait des réserves de lessive au supermarché en compagnie de ses gardes du corps. Belorusets tente de s’effacer le plus possible pour laisser place à la parole de l’autre, donnant voix à une infirmière de l’Armée des volontaires qui, elle, s’attendait depuis plusieurs années à cette guerre, ou à un vieillard qui raconte de manière embrouillée et décousue les deux semaines passées dans une cave à Boutcha et le face-à-face avec l’armée d’occupation.
La presse européenne a publié de nombreux journaux de guerre dès le début du conflit, mais la qualité exceptionnelle de celui-ci a vite été remarquée en Allemagne comme en France. Ce qui rend singulier ce journal, c’est d’abord sa pente réflexive. L’auteure ne cesse de creuser certaines questions lancinantes : qu’est-ce qui définit le temps de guerre ? Quels sont les ressorts de l’obéissance ou de la peur ? Que signifie le fait de regarder une ruine ? Pourquoi photographier ? Belorusets observe la métamorphose de sa ville natale, dont les rues se vident, où les déplacements changent de nature : « la particularité de la guerre, c’est cette marche vers un but précis. Il faut avoir quelque chose d’important en tête pour sortir de chez soi, il faut atteindre son objectif, puis rentrer ».
Intellectuellement, Evgenia Belorusets appartient à cette famille d’esprits qui pratiquent le soupçon et considèrent avec distance aussi bien les artifices du récit que la forme même qu’ils adoptent : « une date de journal semble constituer une unité cohérente en soi. Elle nourrit l’illusion qu’on peut en tirer des conclusions – l’illusion d’une narration logique. Cette guerre offre un grand nombre d’illusions de ce genre. Par exemple l’idée qu’un prologue a précédé le début des agressions ». Les grandes discussions géopolitiques ou stratégiques suscitent chez elle la même attitude de défiance, dans la mesure où elles masquent la réalité de la guerre : « on se repose dans les salles confortables de la pensée analytique, où l’on discute exclusivement de contexte global, où il ne s’agit plus de vies humaines concrètes mais d’États dont la stratégie est souvent décrite comme une décision biographique ». Tout l’inverse de l’attention aux destinées individuelles que l’auteure tente de maintenir à travers l’écriture de ce journal.
Autre singularité de ce journal, le dialogue qu’il instaure entre texte et photographie. Le livre va à contre-courant de la recherche de l’image-choc qui caractérise souvent la photographie de guerre. Les photographies font le choix de la pudeur, montrant une femme qui au loin s’adosse à un arbre dans un parc lorsque les sirènes retentissent, ou le visage d’une vieille dame à peine visible sur le fond d’une palissade. Dans l’expérience de la guerre, la photographie revêt pour l’auteure une fonction spécifique : « je ne peux me rappeler le déroulement de ma promenade du jour qu’à l’aide de photos et d’images. Dans ce quotidien de guerre, seul quelque chose d’aussi étranger, supplétif, presque mécanique que la photographie est en mesure de maintenir la cohérence des épisodes et des souvenirs ».
Le regard singulier de Belorusets sur cette guerre porte aussi l’empreinte de ses séjours dans le Donbass. Dès la première entrée du journal, elle fait le parallèle entre la façon dont cette nouvelle guerre commence et ses souvenirs des premiers jours de guerre dans le Donbass en 2014, lorsque, de passage, elle demandait à chacun de dire comment tout cela avait commencé. Au fur et à mesure de l’annonce des destructions de villes, elle évoque l’atmosphère de Severodonetsk, Lyssytchansk, Toretsk, Chtchastia, donnant corps à cette géographie de l’est de l’Ukraine souvent incertaine et faisant mémoire de ces lieux dévastés. À la fin du mois de mars, c’est par un commentaire sobre et sans appel qu’elle accueille l’annonce de l’entrée dans une nouvelle phase de la guerre, concentrée sur la région du Donbass : « pour moi, cela signifie que l’on attaquera des villes où presque personne ne s’est jamais rendu, dont nul ne sait grand-chose et qui souffrent déjà de la guerre déclenchée par la Russie ». La publication en français annoncée par Christian Bourgois de son premier livre, Chutes heureuses, où le Donbass est souvent présent en filigrane, permettra de s’inscrire en faux contre ce vide.