Ukraine
« Le pouvoir d’oser tout fut toujours accordé aux peintres et aux poètes », écrit Horace cité par Chestov. Et, pour celui-ci, philosopher c’est s’en remettre davantage à l’audace qu’aux clefs offertes ou imposées par les Églises ou les États. Oser tant que l’on veut et peut. Si démesurée et folle et dangereuse que soit la tentative, l’audace en elle-même est déjà une réussite et porte son résultat : le défi. Notre époque en a besoin. D’ailleurs, les défis la sollicitent. Il est temps de passer à leur décuvage, pour enfin tirer le vin.
Léon Chestov, Le pouvoir des clés. Trad. du russe par Boris de Schlœzer. Nouvelle édition corrigée, présentée et annotée par Ramona Fotiade. Le Bruit du temps, 520 p., 20 €
Le pouvoir des clés se présente comme une suite d’études écrites et revues entre 1915 et 1928, année de leur réunion en un volume définitif à Paris. Elles peuvent bien sûr être lues indépendamment. Leur lien est la personne singulière de Chestov que l’on ne peut jamais abstraire de sa pensée, comme s’il ne laissait à celle-ci aucune autonomie. Son verbe a des échos lointains : Chestov est du sang de Job et des prophètes.
Comme Job, il proteste ; comme les prophètes, il surgit en temps et en lieu. Et le temps et le lieu pour lui sont de toujours et de partout. Né à Kiev en 1866, c’est à Paris qu’il meurt (le 20 novembre 1938). Il est enterré au cimetière de Boulogne-Billancourt. La bibliothèque de la Sorbonne a recueilli toutes ses archives, dont des inédits. En 1918, il a quitté Moscou pour revenir à Kiev où il rédige l’année suivante une première mouture de Potestas clavium (Le pouvoir des clefs), publiée à Berlin en 1923. Après Kiev, c’est Yalta, Simferopol, Constantinople, Gênes, Paris, Genève, et enfin l’établissement définitif en France, à Paris et dans la région parisienne. Ainsi, Chestov surgit partout dans une Europe que bouscule l’Histoire.
Et il surgit à chaque instant, aux yeux du lecteur, dans chacune de ses phrases, avec toute sa capacité, toute son énergie et sa force intacte d’homme de fracture et de rupture. Mais il ne s’agit nullement pour lui de destruction ou de s’en tenir à la division et à la séparation : il lui faut ouvrir, élargir, entrer, avancer, et ne pas tant comprendre que prendre sans tarder, sinon s’emparer comme un voleur du seul trésor qui le retienne : « chercher Dieu ».
C’est précisément sur l’expression « chercher » que toute son œuvre met l’accent, Dieu étant un autre champ. Un autre domaine. Plutôt une cible. Chestov est d’abord un chercheur, dans l’acception la plus dynamique, la plus exclusive et la plus exigeante. Aussi parle-t-il moins d’atteindre Dieu que de le chercher. Et casser et déblayer tout ce qui entrave cette recherche. Tout ce qui en affaiblit la tension. Davantage qu’une rencontre, la recherche l’occupe et le prend. Elle a pour lui valeur d’achèvement. Elle est tout ensemble la vibration de la flèche et la cible. Aux yeux de Chestov, il n’y a de Dieu que la recherche de Dieu.
Depuis la Chute, la tâche de l’homme est d’explorer, d’examiner, de prospecter, de traquer. Afin de s’emparer des clefs que les Puissances (étatiques et religieuses) gardent jalousement sous clef. Mais c’est à l’homme nu enfin d’ouvrir toutes les portes, même et surtout là où il n’y en a pas. Cela donnerait-il enfin à réfléchir aux dirigeants de tous bords ? Très peu savent ouvrir une porte, encore moins la trouver. Quant à la bâtir, comme les ponts, c’est trop leur demander.
Le monde, au contraire, semble connaître un prurit avancé de démolition et de retranchements. L’ennui est que les destructeurs se mêlent aux constructeurs. Après tout, comme sur les chantiers. Mais sur les chantiers, chacun opère à son heure. Les chefs d’État possèdent plutôt des pendules folles, et leur heure est toujours à bâcler. Que serait pour eux connaître et qu’en feraient-ils ? Connaître n’est pas coté en bourse.
Mais connaître sans s’attarder à rêver de connaître, c’est ce qu’enseigne Chestov – saisir aussi et enregistrer, et comprendre l’unique : « nous constatons chaque jour que la pierre tombe au fond de l’eau mais ce n’est qu’une fois seulement, sur le mont Sinaï et en l’absence de tout témoin, que Dieu se révéla à l’homme. Comment savoir avec certitude que ce fait eut vraiment lieu ? ». Admirons ici la question de Chestov en ce que, visiblement, elle ne l’intéresse que comme provocation et entrée vers autre chose. Ce n’est pas seulement une question posée, mais déjà une prospection et le poteau indicateur d’un chemin inhabituel de réponse. Son raisonnement est toujours un défi à la croyance et à la raison. Il est philosophe et prophète à la fois.
Sa question, il la tient d’abord comme d’un accident et elle pourrait tenir du propos de table, d’autant mieux que « tout ce qui est accidentel est par sa nature même capricieux et n’apparaît que pour un instant ». Mais l’instant de saisie n’est pas anodin. Tout compte fait, l’éphémère esprit pensant n’aurait été jusqu’alors qu’un moteur bien immobile. Une apparence, un simulacre. Une image et une grimace de mouvement. À Chestov, il faut le muscle même du mouvement.
Frontal et rusé, Chestov cherche toujours à révéler et surtout à faire sentir autre chose, qu’il faudrait rapprocher du Cela des Védas. Pour lui, Cela est sensible. Là où d’autres se fatiguent à construire des systèmes, il tente de chercher et de toucher simplement, alors que « tout coule, tout change, tout devient autre », et pourquoi fixer (et ainsi arrêter) cette « danse folle de l’être » quand il faudrait à notre tour la revêtir et danser ?
« À quoi doit appliquer notre pensée ? » Chestov met toute chose sur sa table de dissection. Chez lui, décidément, on se sent moins dans un salon lettré qu’au cœur d’un bloc opératoire. L’homme y est nu et l’âme se révèle sous le scalpel.
On y peut lire la parole d’Horace : à l’homme ici « le pouvoir d’oser tout » ; tant avec son corps qu’avec son esprit. À l’aide même de l’écriture : « Il y a dans le langage, dans le verbe, bien plus de logique que dans la vie et dans l’âme de n’importe quel homme. » Pour autant, il ne faut pas s’y tromper : seule « la vie fait sauter les murs les plus épais, les voûtes les plus solides ». Ainsi, seule la vie finit par déblayer la guerre. C’est pourquoi l’écriture reçoit volontiers, abrite et recompose la vie.
Chestov ne lâche jamais le paradoxe afin de mieux susciter la lumière d’une vérité ; elle demeure toujours sensible, voire charnelle, le corps lui-même étant nœud de paradoxes. La vérité ainsi révélée conduit à agir sur soi. Nul autre que soi-même ne peut détenir ses propres clefs. Et s’en servir. En cette matière, chefs d’Églises et d’États se révèlent souvent de tristes et mauvais faussaires. « Il n’est plus en ce temps ni prince, ni prophète, ni guide. »
Chestov, conformément à son habitude, prend les chemins de l’impossible : ils lui indiquent un possible oublié. En quelque sorte une source inconnue. Il nous y conduit volontiers pour nous tendre le verre d’une eau oubliée. Son pas et son geste sont un défi. Tel Socrate, il ne veut que « participer au bien ». Par paresse, on retient seulement que c’est sans doute bien dur, et qu’après tout la saveur de la négligence et des vices, comme autres promenades de dévoiements, ça ne porte pas trop à conséquence, c’est toujours rattrapable, ici où le temps même semble fort bien composer avec l’affaire et le larron. Qu’y a-t-il de si pressé à conclure ?
« L’homme a besoin de ce qui possède une valeur positive, autrement dit, de ce qui peut être immédiatement utilisé, et non pas de la vérité. » Lucidité de Chestov. Et dans les temps d’affrontements de communications de guerre, pour ne considérer que cet exemple, on se lave volontiers les yeux avec « ce qui peut être immédiatement utilisé ». La vérité pourra toujours attendre. L’heure de l’efficacité a convié auprès d’elle, à son service douteux, toutes les autres heures, comme une reine s’entoure de ses filles à l’honneur perdu. On pense à « l’escadron » féminin de Catherine de Médicis qu’elle lançait opportunément à l’assaut de gentilshommes ciblés. Hélène de Surgères, avant de devenir « bien vieille, au soir, à la chandelle », en était. Ainsi « l’honnêteté intellectuelle » devient-elle « la plus pourchassée des vertus de nos jours ». Serrée de partout, c’est alors que la philosophie peut et doit commencer.
Forgée au cœur des affrontements civils et religieux de l’Empire russe, la pensée de Chestov, Juif russe d’Ukraine, nourrie de cette identité et de cette mémoire, garde le secret sinon la recette de ce que l’on appelle aujourd’hui un contre-pouvoir : dans l’étude qui suit les essais de Chestov, Ramona Fotiade identifie et souligne l’importance de cet aspect, constitutif du philosophe, avec sa « préférence marquée pour les apostats et les excommuniés de l’Église ».
Chestov pose d’abord des constats sinon des conclusions préalables : elles apparaissent comme au bout d’un cheminement non révélé. La brutalité ici vaut force d’analyse : « L’idée de l’âme d’une nation est d’un empirisme grossier. » Pensée impérative, ton impérieux et impétueux, et tout de go le lecteur est placé en observateur d’un monde où bavardages du bon droit, imaginaire et hostilités fondées se mêlent. À y perdre latin et slavon. Mais il faut écouter et retenir ce pas d’homme pressé d’en découdre autant avec lui-même qu’avec l’autre : la pensée de Chestov toute de surgissement.
À tout prix, il veut comprendre, et comprendre n’est pas le fort des armes ; or pour résoudre il faut comprendre. S’obliger en conséquence à regarder les choses, l’état qui les précède comme celui qu’elles annoncent. « Il me semble que ce qui précède élucide suffisamment la question. » À moins que l’on ne commence et finisse par la nier.
Ne rien céder aux négations qui s’affrontent dans leurs choix politiques sélectifs et rappeler que « la tâche de l’homme consiste à construire » et non à réduire ce qui est. Tâche peu facile à entreprendre et à mener jusqu’au bout. Victime et coupable se bousculent souvent dans le même homme qu’ils se partagent. Il faut pourtant avancer avec l’autre, souvent un autre soi-même, sans le nier. Car c’est soi que l’on rejetterait alors ou que l’on désignerait inconsciemment comme devant être rejeté. Le désastre n’aurait plus qu’à ramasser toutes les mises. L’homme est non seulement tenu de rechercher l’autre, le vivant, mais aussi de comprendre la vie, la mort et l’état qui suit. Le certain et le probable se mêlent, le mensonge assoit sa part et feint de la réclamer.
Pour Chestov, de même qu’il y a des lieux physiques où la lumière ne pénètre pas, il est des régions de l’esprit où la lumière de l’intellect n’entre pas. Il ne peut y avoir deux lampes. C’est alors ce même homme, perclus de détours en ses discours comme autant d’insuffisances, qui « dispose de ce pouvoir immense et terrible des clefs du royaume des cieux ». Et le tort des politiques est d’abord de croire au cliquetis des clefs qu’ils pensent tenir sinon détenir avant de connaître l’homme.
« La vie humaine a un sens mystérieux, et chacun de nous porte le poids d’une terrible responsabilité. » Qu’a fait l’homme du XXe siècle de cette responsabilité ? Que fait de mieux l’homme du XXIe ? En d’autres termes, qu’offre-t-il d’autre ? Orient et Occident sont aujourd’hui les tréteaux des mêmes grimaces politiques. À la longue, cela fatigue et le bon droit et la vérité échappent à tous, pour n’être pas vraiment recherchés.
« Personne ne peut être une lumière pour soi-même », écrit Chestov. On est tenté d’ajouter : aucun peuple, aucune nation. Et le bon droit n’est souvent que le droit qu’on s’accorde de flétrir l’autre, une commodité pour l’exclure, voire l’éliminer : il n’a pas à être, il n’a pas à vivre. L’Histoire est une nécropole et un oratorio de bons droits. On pourrait dire aussi qu’elle est un ciel dont l’homme a bien du mal à contempler la hauteur.
On lutte pour la justice et cela vaut bien quelque injustice au passage. Aussi Chestov prend-il soin de relier l’Histoire et toutes les manifestations, toutes les formes de la vie, à l’individu même et à sa responsabilité. Reflet des individus qui la font, l’Histoire porte un rappel des limites de l’homme, de la vie à connaître et à défendre ; un rappel d’impuissance et d’humilité. « Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas comprendre et ne pas expliquer […] Il n’y a pas de spectacle plus désagréable, plus répugnant, que celui que nous offre un homme qui s’imagine qu’il comprend tout et peut donner une réponse à tout. » Aujourd’hui, ce spectacle est quotidien et les rappels du public prolifèrent. À la suite de la philosophie, pourrait-on dire, la pensée politique, mendiante de bien des pensées et mendiante d’action, « veut frapper à coup sûr en s’orientant sur les étoiles fixes », et qu’importe la vérité.
Ainsi, l’homme ressuscite à chaque guerre l’horreur de sa chute. Et cette horreur, attribuée à l’autre, se révèle bien partagée : l’Histoire a bonne mémoire. Mais quelques peuples peuvent attendre encore leur terre prise par les uns et réclamée ou partagée par d’autres. Décidément, pour vivre, dans « certains cas on peut, on doit se passer de preuves et regardez un peu l’homme, écoutez l’homme ». C’est bien l’impératif qu’emploie Chestov pour finir, car il est impératif autant qu’impérieux.
Les politiques de tous bords, comme le veut après tout la sage expression, et parce qu’ils n’ont qu’un même bord pluriel, plurivalent, qu’on nommerait volontiers impéritie, n’écoutent guère, et l’horreur, éclatante ou en sourdine, est leur musique. Leur intérêt bien compris, si l’on peut dire, leur partition.
Juif russe d’Ukraine, ainsi contraint de s’exiler à bien des titres, Chestov se veut et reste et restera partout sans preuves de séjour, et seul à secouer tous les arbres et leurs fruits. Il vient de Kiev (la « mère des villes russes »), il écrit en russe, il meurt en exil. Autour, on attaque et défend à discrétion. Il maintient la pensée. C’est beaucoup. C’est même tout. La guerre est un naufrage, la pensée une bouée. Peu la saisissent. Ils disent qu’on verra bien après. Seulement, qu’a-t-on déjà vu avant ?
Écoutons encore Chestov : « horribile dictu, l’honnêteté intellectuelle, la plus pourchassée des vertus de nos jours ». Il cite aussi Plotin : « On a raison de dire que penser et être est la même chose ». Et quand il n’y a plus ni pensée ni être, c’est aussi la même chose. On en est là. Il n’y a plus d’énigme, rien à résoudre. Seulement, les énigmes des peuples ne sont pas élucidées, mais trop souvent écartées, saccagées, éliminées à coups de canons. Et cela par toute la Terre qui appartient pourtant à tous.
Ça dort quand même à poings fermés pour se battre, ça dort « et d’autant plus fort que nos jugements sont plus clairs et distincts, plus apodictiques. Les hommes doivent se pénétrer de cela, s’ils sont destinés à se réveiller. Mais il semble que telle n’est pas leur destinée – pour la plupart d’entre eux en tout cas – ou bien qu’ils ne se réveilleront qu’à demi. La grande majorité devra mourir en dormant, de même qu’ils ont vécu en dormant ». Bonne nuit, les grands si minuscules de ce monde ! Avec leur allure d’aubin.
Il est à craindre dans pareil désordre que le commencement des guerres soit toujours l’absence d’étonnement. Que faire ? C’était déjà une question et le titre d’une brochure politique de Lénine, lui qui a si mal fait. Toute route peut nous perdre et « l’essence même du mystère », prévient Chestov, peut également imposer « le renoncement à toute solution ». Il faut ajouter que « les hommes ne sont nullement construits de même et la conscience morale n’existe pas chez tous et toujours ».
Nous voilà avertis. On dira bien : on le savait. On le jurera même. Seulement, on ne sait rien si l’avertissement ne produit rien. Nous savons que le temps passe mais nous ignorons l’heure précise de la parole précise. Alors on croit savoir tout, sauf cela qu’il faut connaître et discerner absolument pour pénétrer là où on se laisse aussi connaître : Chestov est dans cette place. Il veille. Quand tous dormaient et dorment encore. Il veillait et il veille. Cela demande rigueur, honnêteté, « l’honnêteté intellectuelle, la plus pourchassée des vertus ». Mots donnés en pâture aux sourires multiples. Et relégués aux usages désuets, l’usage des mots reflétant celui du monde. Aujourd’hui, l’usure est commune aux mots et au monde.
Mais Chestov commence, alors la philosophie commence aujourd’hui où « l’homme perd tous les critères de la vérité, quand il sent qu’il ne peut y avoir nul critère et qu’on en a même plus besoin ». Et que chaque idée est expulsée par un coup de feu. Seulement, ni la vie ni la philosophie ne ressortissent au ball-trap. Où qu’on aille, on trouve la guerre ou ses ferments. Toutefois, les trous d’obus de Verdun ont été l’écritoire de Teilhard de Chardin, ceux de Stalingrad et les fosses de Babi Yar, ainsi que Treblinka, l’écritoire de Vassili Grossman. Et la blessure même de Joë Bousquet fut son propre écritoire.
Rechercherons-nous toujours ainsi la joie inaccomplie de la Terre et de nos vies ? Des hommes comme Léon Chestov la portent, on ne sait par quel miracle ; ils nous la proposent et, mieux encore, nous la font toucher. Chestov « nous convie hors du temps et de l’Histoire », écrit Ramona Fotiade. C’est juste. Il faut comprendre aussi : en passant par leur cœur même. Et en frôlant des ombres terribles là même où les bonnes raisons continuent à tromper, où l’homme est déjà mort en même temps qu’il vit, ayant perdu sinon abandonné « tous les critères de la vérité ». Simplement, Chestov fait partie des justes et « le juste est plus grand que tant de nations et de langues » (Jean Chrysostome). Il s’attache à l’irréductible.
Aujourd’hui, cet Ukrainien de langue russe est au moins deux fois et en deux lieux (Kiev et Moscou) indispensable. Il faudrait toute l’audace guerrière d’un Chestov pour se débarrasser de ce mot : guerre. Et pour l’effacer de l’homme et de son destin.