Dans les archives du Centre d’action sociale de la Ville de Paris, l’historienne Mathilde Rossigneux-Méheust mène une passionnante enquête sur l’indiscipline dans les institutions pour personnes âgées. À partir de l’étude d’un fichier nominatif compilant, de 1956 à 1980, les résidents « indésirables » (« à ne pas reprendre ») de la maison de retraite de Villers-Cotterêts, elle dresse un tableau sensible de ces individus d’origine populaire considérés comme trop alcooliques, trop violents, trop insatisfaits, trop fous… Innovant méthodologiquement, son travail est exemplaire à la fois par sa manière d’être au plus près des sources, par sa capacité à éviter les généralisations et par son souci de nuancer ses analyses ; évitant le piège du livre-scoop, l’historienne nous offre une très fine histoire sociale de ces vieilles et vieux maltraités des trente glorieuses, de cette « vieillesse pauvre » évacuée de la mémoire collective.
Mathilde Rossigneux-Méheust, Vieillesses irrégulières. Des indésirables en maison de retraite (1956-1980). La Découverte, coll. « À la source », 220 p., 20 €
Déjà en 2018, pour ses Vies d’hospices (Champ Vallon), Mathilde Rossigneux-Méheust s’était plongée dans les archives des institutions d’aide et d’accueil des « vieillards » du XIXe siècle. L’historienne se méfie des concepts plaqués – elle a lu Goffmann et Foucault mais se garde bien de les mobiliser à tout va – et préfère les fonds d’archives. L’histoire s’écrit avec elles, dans leur confrontation ; il faut dépouiller chaque liasse, lire et relire chaque document, ne pas hésiter à rouvrir un dossier pour infirmer ou confirmer une hypothèse. Aussi, lorsqu’elle découvre en participant au classement de l’énorme fonds de la maison de Villers-Cotterêts avec les archivistes de la ville de Paris, Elsa Quétel et Guillaume Normand, « une liasse de trois-cent-sept fiches cartonnées, ne ressemblant à aucun autre document rencontré depuis dix ans dans les archives des établissements d’assistance », elle est « très rapidement captivée », et déroutée du projet de poursuivre son histoire des institutions.
Au milieu des archives administratives (bons de commande, économat, dossiers de travaux, fiches de paie), des archives médicales (dossiers individuels, résultats d’examens, courriers) et des archives de la vie collective dans l’institution (registres nominatifs, rapport d’activité, règlements, bons de sortie, cahiers de punitions), Mathilde Rossigneux-Méheust tombe sur une liasse de fiches concernant 358 résidents ayant séjourné, à une ou plusieurs reprises entre 1956 à 1980, dans cette maison qui n’était autre que le château de Villers-Cotterêts. Ces « vieux » fichés occupaient ce haut lieu de l’histoire de France, siège de la fameuse ordonnance de 1539. Dès 1808, le bâtiment avait été transformé en dépôt de mendicité. Il était devenu à partir de 1889 un énorme refuge géré autoritairement par la préfecture de police de Paris pour plus de 1 800 personnes âgées sans ressources. En 1947, l’AP-HP et la Ville de Paris avaient mis fin à ce terrible régime.
Avec ce fichier, l’historienne fabrique un véritable objet d’histoire qu’elle qualifie de « ludique », au sens où il l’oblige à inventer une méthode pour transformer ce document en source. Cette pièce est ainsi perçue par l’historienne comme un casse-tête qu’il lui faut démonter : elle commence par l’observer sous toutes ses coutures, « de la forme qu’il prend aux premiers individus qui en font les frais » ; puis elle questionne le fichage en interrogeant « les distinctions qu’il opère et les lignes de partage qu’il trace dans la population de la maison de retraite ».
Chaque fiche est lapidaire : nom, prénoms, date et lieu de naissance, dates d’entrée et de sortie, nombre de rapports, comportement général. Elles sont établies, comme la totalité du fichier, par Élisabeth N., une jeune femme entrée comme dactylo à 23 ans, qui occupait, selon les entretiens menés avec les personnels de la maison de retraite, un rôle pivot dans la gestion des résidents. La fiche est fabriquée à partir de trois pièces administratives (le dossier du pensionnaire, le répertoire des punitions et le carnet de rapports). Vingt-six répertoires ont été tenus entre 1947 et 2005 pour enregistrer les « transgressions des résidents ». Ils permettent par mots-clés d’obtenir un portrait du coupable mais ce sont les rapports qui sont le plus riches et décrivent en détail les incidents.
Mais, pour un quart des fiches, il n’y avait pas de rapports. La secrétaire a donc puisé dans d’autres sources pour « ficher » l’indésirable. De quoi sont donc accusés ces résidents que l’on ne doit « pas reprendre » ? Là encore, pour répondre à cette question, Mathilde Rossigneux-Méheust « dépasse la fiche », selon sa propre formule. Elle reprend l’ensemble des pièces et nous embarque dans la vie de chacune des personnes concernées – le livre est aussi une grande mosaïque de biographies de Parisien.ne.s nés à la fin du XIXe siècle, artisans, ouvriers et ouvrières, petits commerçants et petits employés ayant fait l’expérience de la vie en hospice.
Il y a quelques figures, comme Reine l’insoumise, ancienne résistante, à l’épais dossier, alcoolique notoire, « mauvaise buveuse ». Malgré ses soutiens en haut lieu, elle est exclue par le directeur qui veut faire de cette mesure un exemple, et qui suit ainsi la pétition signée par une dizaine de résidentes et la lettre de délation rédigée contre « cette déportée de 49 ans » qui n’aurait pas sa place à Villers-Cotterêts. Néanmoins, au fil des pages, Reine apparaît de moins en moins comme un personnage, et c’est la force et la subtilité du travail de l’historienne de montrer que, derrière chacun des comportements reprochés, se dévoilent des existences individuelles, d’une misère ordinaire mais à chaque fois singulière.
À beaucoup, on reproche leur ivresse chronique et leur attitude agressive quand ils ont bu, à d’autres leur semi-folie, à certains leur relation conflictuelle avec leur conjoint (il y a une vingtaine de chambres pour les couples mariés), ou encore une insatisfaction permanente. Parmi ces résidents « indésirables », les « écrivassiers » suscitent le plus d’agacement voire d’agressivité auprès de l’administration ; leurs lettres répétitives et procédurières, aux éléments souvent fondés, constituent une contre-écriture s’opposant aux mots des soignants et des autres personnels ; on les disqualifie parfois au prétexte qu’ils témoigneraient du « sentiment d’être persécuté de nature ». Avec les « ennuyeux », cette forme de résistance atteint un niveau supérieur : ils rédigent des pétitions, prennent à partie des visiteurs, attaquent la direction sur le non-respect du règlement. La fiche a donc un côté face et un côté pile qui devient pour la chercheuse une porte d’entrée dans certains lieux. Surtout, la fiche donne à voir des interactions qui demeureraient invisibles sans elle. Car, faut-il le dire, c’est dans un monde de souffrance physique, psychique et économique que cette enquête nous emmène.
L’historienne ne s’arrête pas là ; elle déplace son fichier pour se demander quelle est la « force du dispositif » qu’il constitue : en d’autres termes, elle se méfie des archives et de la lecture trop disciplinaire qu’induirait l’existence de ces catégories discriminatoires ; elle tente donc de comprendre si ces petits morceaux de carton Bristol tapuscrits ne sont que des inscriptions ou s’ils ont été utilisés, mobilisés, manipulés, déplacés. En questionnant la vie de ces objets, elle en interroge la performativité réelle et dans la durée : la direction y a-t-elle eu recours ou non lorsque des personnes « indésirables » ont demandé à revenir ? Tout l’amène dans un premier temps à penser que le fichier est un instrument important pour examiner les candidatures au retour à Villers-Cotterêts, même si son existence n’est évoquée par aucun témoin. Ne parle-t-on pas de « nomadisme institutionnel » chez les personnes âgées – si l’on va d’une institution à une autre, si l’on revient dans l’une d’elles, n’est-ce pas parce qu’on a quelque chose à se reprocher ?
Toujours soucieuse de ne pas se faire piéger par ses archives, l’historienne a examiné un échantillon aléatoire équivalent quantitativement de dossiers de résidents non fichés. Et quelle n’est pas sa surprise de constater (l’auteure ne nous cache rien de son enquête) que dans trois d’entre eux figurait une fiche. La présence de ces fiches ne traduisait pas un oubli de l’administration mais plutôt un souci permanent de l’indiscipline. « Ces fiches retrouvées incidemment invitent à ne pas fantasmer le pouvoir instituant du fichier, et sans nier la violence symbolique du fichage et des catégories discriminantes mobilisées, elles incitent à interroger ses usages disciplinaires. » Si la mise au fichier n’a pas été brandie par l’administration pour menacer les aspirants au départ, en élargissant son regard et ses recherches aux autres maisons et hospices de la région parisienne (en particulier le redouté hospice de Nanterre), Mathilde Rossigneux-Méheust montre que des informations sur certains résidents circulaient mais qu’il n’y eut jamais de fichier commun à ces institutions – même si, sans ironie, l’administration parlait de « récidivistes ». Et l’historienne de conclure que ce fichier, jusqu’à sa disparition au début des années 1980 – vétuste et éloigné, le château se vidant peu à peu était devenu trop peu attrayant –, témoigne exemplairement de la rencontre de deux dynamiques qui s’annulent : l’incapacité des institutions pour personnes âgées à prendre en charge les individus les plus vulnérables socialement et l’impossibilité pour les pouvoirs publics tenus à l’assistance de s’en décharger.
Par son livre et son enquête fondée sur les archives, Mathilde Rossigneux-Méheust revisite un moment de l’histoire de la vieillesse, qui, comme elle le souligne pour en déplorer l’oubli, fut aussi marqué par un ensemble de travaux en sociologie révélant la situation de ces « vieux pauvres » en institution (en particulier, l’étude de Nicole Lapierre, Rithée Cevasco et Markos Zafiropoulos, Vieillesse des pauvres. Les chemins de l’hospice, parue en 1980). La finesse des analyses qu’elle déploie, notamment par la déconstruction de la notion de discipline (sans la minorer, bien au contraire), poursuit et enrichit cette quête de savoir qu’appelait de ses vœux Philippe Ariès.