Les revues constituent des espaces collectifs uniques et essentiels pour penser le monde. C’est naturellement que certaines se consacrent à réfléchir le politique, à s’inscrire dans le réel et la cité. Elles relèvent ainsi d’une sorte d’engagement. EaN donne la parole à deux d’entre elles : Germinal et la Revue Projet.
Entretien avec Germinal
Vous avez créé il y a deux ans Germinal, une revue politique qui semble aller à contre-courant de l’époque. Pourquoi ? Comment ?
Il est vrai qu’à première vue lancer de nos jours une revue attachée au papier et qui plus est consacrée à une réflexion sur le socialisme écologique peut sembler en léger décalage avec l’esprit du temps. Les grandes revues qui ont marqué l’histoire intellectuelle et politique française arrivent pour nombre d’entre elles à la fin de leur cycle de vie – pensons au Débat ou aux Temps modernes – et la tendance est aux périodiques en ligne (pure player) dont certains sont, il est vrai, de beaux succès dont on peut se réjouir.
Cela étant dit, les éléments qui font de Germinal un objet singulier dans le paysage éditorial et politique actuel sont à mon avis ce qui en fait une publication moins à contre-courant de l’époque qu’à même de répondre à certaines attentes du débat public qui peinent aujourd’hui à être comblées. C’était en tout cas l’état d’esprit du comité de rédaction qui a donné naissance à la revue et des éditions Le Bord de l’eau qui ont d’emblée saisi – avec un courage éditorial qui mérite d’être salué – ce que le projet de Germinal pouvait apporter au débat public.
Tout d’abord, le choix du format de la revue papier a correspondu à la nécessité de proposer un cadre durable et régulier – puisque la revue publie deux numéros par an – pour un travail de réflexion et d’élaboration théorique autour des grands enjeux politiques que nos sociétés doivent affronter, qu’il s’agisse des questions écologiques, des évolutions de la division du travail, des transformations de l’État social ou de la structuration institutionnelle des capitalismes. L’importance des interdépendances tant sociales qu’écologiques et des conflits qui caractérisent les sociétés contemporaines rend nécessaire que les analyses et les discours politiques prennent appui sur les travaux des sciences sociales. Cela suppose un travail d’emblée interdisciplinaire qui demande un temps long d’élaboration mais aussi de réception.
Il nous a semblé qu’une revue rendait cela possible, contrairement aux articles de presse, aux publications numériques, pour lesquels les contraintes de la réaction instantanée et de la brièveté du propos sont impératives. Nous vivons dans une période où l’immédiateté est la règle alors que nous avons précisément besoin de nous projeter dans le long terme pour affronter les transformations sociales majeures qui nous attendent.
Pourquoi de jeunes chercheurs aujourd’hui s’engagent-ils dans le travail et la réflexion collective que permet une revue comme Germinal ?
La revue Germinal est née de la volonté d’un dialogue renouvelé entre la recherche en sciences sociales et le monde de l’action publique dans un contexte où les questions politiques qui se présentent à nous rendent nécessaire une approche pluridisciplinaire mais où les liens entre la recherche et l’action publique se sont également beaucoup distendus. Or, par le même mouvement par lequel les partis politiques et les institutions du débat public ont perdu leurs liens avec la recherche, ils ont également été confrontés à une difficulté plus grande à rendre compte des évolutions sociales et des aspirations de justice. Cette faible réflexivité ne peut certes être réduite à l’absence de lien avec les sciences sociales mais celle-ci n’y est certainement pas étrangère. C’est donc à renouer ces liens que s’emploie Germinal par un travail d’analyse, de production théorique, d’édition et de discussion. De ce point de vue, il n’y a pas de différence selon l’âge ou le champ de recherche des membres du comité de rédaction dans la mesure où nous sommes tous mus par un sens fort de l’engagement et par la conviction qu’un dialogue fécond entre les sciences sociales et l’action publique ne peut produire que des effets positifs, à condition de le mener sérieusement et donc d’y consacrer du temps.
Si cet engagement est partagé par tous, il est juste de souligner l’importance de l’engagement des jeunes chercheurs à qui la naissance et la vie de la revue doivent beaucoup. Pour les jeunes chercheurs qui animent Germinal, sa création a constitué un moyen d’engagement civique qui tranchait sur l’atonie des cadres plus classiques de participation au débat public et à la faiblesse des cadres théoriques à partir desquels sont envisagées les transformations écologiques et les évolutions de l’État social. La revue a également constitué un espace de réflexivité sur nos propres pratiques de recherche envisagées du point de vue de la portée sociale et politique des travaux de sciences sociales.
Vos positions, vos choix, les débats que vous initiez relèvent d’un engagement. En quoi la revue y joue-t-elle un rôle ?
L’engagement que porte la revue ne pourrait exister autrement qu’à travers le cadre institutionnel que son format permet. La périodicité semestrielle permet un travail régulier et au long cours qui a le mérite, au fil des numéros thématiques, d’affiner les liens théoriques entre les objets et les problèmes que nous abordons. Par exemple, ceux entre la politisation des classes populaires et la compréhension sociologique de la portée émancipatrice de l’école et ses obstacles, ou encore les liens entre les politiques écologiques que pourrait mettre en œuvre l’État social et la réalité des rivalités mondiales. Les réunions du comité de rédaction, l’écriture et la lecture des numéros, leur discussion devant des publics différents, comme la Fondation Jean Jaurès, des centres de recherche ou des partis politiques, sont autant de cadres institutionnels qui donnent vie à cet engagement. Sans une revue papier, thématique et régulière, ce travail ne pourrait pas prendre forme et être possible.
Plus d’informations sur la revue Germinal en suivant ce lien.
Entretien avec la Revue Projet
Votre revue est clairement engagée. Quel rôle lui attribuez-vous dans la société d’aujourd’hui ?
Dynamisée par un comité de rédaction pluridisciplinaire réunissant universitaires et représentants de la société civile, la Revue Projet est éditée par le Centre de recherche et d’action sociales (Ceras), créé en 1903 par les jésuites et porté par un christianisme social, ouvert et engagé. L’engagement de la Revue Projet s’articule autour de quatre thématiques cruciales de notre époque que sont la justice sociale, l’écologie, la démocratie et les migrations. Il s’agit de les discerner et de les explorer, mais aussi de souligner leurs interconnexions tant les enjeux posés à nos sociétés sont devenus complexes et ne peuvent se limiter à un domaine résumé par une position générale. Pour autant, notre ambition ne se limite pas à l’analyse. L’enjeu est bien de chercher des sources d’inspiration pour faire advenir du neuf. La Revue Projet entend ainsi mobiliser, en concordance avec sa devise « comprendre pour agir ». « Dénoncer ne suffit pas ou ne suffit plus », comme l’indique Edgar Morin, « il nous faut énoncer encore vers où nous voulons aller. »
Vous traitez de sujets assez différents d’autres revues. Pourquoi et comment les choisissez-vous ?
En tant que revue, nous avons l’avantage par rapport à un magazine d’être liés à l’actualité sans être « tenus » par elle. Si l’actualité peut être un critère, l’état de la recherche sur un temps plus long en est un tout aussi fondamental, voire plus. C’est pourquoi nous proposons un dossier étayé et accessible qui croise les regards d’acteurs de terrain, de personnalités politiques et d’universitaires pluridisciplinaires autour d’une question centrale. Le choix du dossier croise donc les interrogations d’une époque et les temps forts qui la jalonnent. C’est ainsi que nous avons dédié, deux ans durant, une série politique de sept numéros dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022, son dernier opus étant dédié à L’imagination au pouvoir. D’autres dossiers récents tels que Conquête spatiale : jusqu’où aller ?, Face au mur : entreprises et écologies ou encore Alimentation : l’autre affaire du siècle s’inscrivent dans cette démarche.
Pour vivre et susciter du débat, nos dossiers font l’objet d’un partenariat systématique avec des organisations de la société civile dont nous sollicitons l’expertise (en particulier le CCFD-Terre Solidaire et le Secours catholique), de même que certaines rubriques dédiées comme « exploration démocratique » avec le GIS Démocratie et participation, ou « décryptage économique » avec l’Institut Veblen. La revue est également disponible sur Cairn.
À qui vous adressez-vous ? Vous placez-vous du côté de la recherche ou du militantisme ? Ou visez-vous à l’équilibre entre ces deux pôles ?
La Revue Projet se situe à la croisée de l’universitaire et de l’associatif. Les publics qu’elle touche en priorité sont issus de ces deux mondes entre lesquels elle constitue une passerelle. Cet équilibre entre militantisme et recherche nous encourage plus que jamais à élargir notre audience. Nous sommes conscients que nos abonnés sont en majorité issus du christianisme social et progressiste qui constitue depuis l’origine notre corpus spirituel. La Revue Projet n’est cependant pas une publication confessionnelle. Résolument ouverte, elle se veut accessible à un public ample, et aussi didactique que possible dans son contenu. Du fait de notre présence sur Cairn, nous nous attelons à nous faire connaître des générations étudiantes. Nous sollicitons par ailleurs de nouveaux profils de plumes ou d’interlocuteurs afin d’enrichir notre réflexion. C’est aussi la raison pour laquelle notre édition papier, dont la maquette a été entièrement rénovée en 2019, est répercutée sur notre site dédié (distinct de celui du Ceras), accessible lui aussi par abonnement mais doté de nombreuses archives – ou ponctuellement d’articles récents – en accès libre.