Les revues sont l’un des lieux privilégiés de l’écriture poétique et de la réflexion sur la poésie. Elles sont affaire de tradition, d’héritage, de rupture, de travail collectif et de singularités. EaN s’est entretenu avec les équipes de La revue de belles-lettres, de Po&sie, de TXT et de COCKPIT.
Entretien avec La revue de belles-lettres
Vous accueillez une poésie d’ailleurs. Pour vous, la revue est-elle un lieu d’accueil ?
La RBL est avant tout un lieu où la poésie contemporaine se donne à vivre comme une aventure. Elle est publiée en Suisse, pays plurilingue et décentralisé, carrefour de cultures, ouverte par nature à l’altérité. S’il va de soi que les poètes suisses y sont présents, que dire d’une poésie « d’ici » ou « d’ailleurs » ? Si un poème retient notre attention, peu importe qu’il nous parvienne en français de Belgique ou d’Haïti, ou dans toute autre langue qu’il s’agit de traduire.
Comment choisir les textes, les poètes, les formes ?
Nous publions deux numéros par an. La première place est donnée aux textes de création, proses ou poèmes ; les commentaires sont limités au minimum. Il arrive que nous invitions un poète à nous faire entrer dans sa galaxie : ainsi, Gilles Ortlieb nous a valu un numéro aux couleurs de la Grèce, le poète tessinois Fabio Pusterla a convié des poètes italiens… Le sommaire chemine parfois selon une thématique sous-jacente – par exemple, la disparition et la mémoire, ou notre rapport au vivant – ou encore une réalité géographique. « Un Danube poétique » rassemble des textes contemporains issus de tous les pays riverains du Danube, de l’Ukraine à… la Suisse ; dans « Polyphonie russe », on peut lire un choix de poèmes écrits par la génération des poètes « post-soviétiques » qui se confrontent à l’histoire de leur pays. Le numéro « Enfantines », richement illustré, s’adresse à la fois à de jeunes lecteurs et à des adultes. Ou encore, en miroir d’inédits de Jean Arp et de Gabrielle Buffet Picabia, un dossier consacré à la poète yéniche Mariella Mehr (1947-2022) qui, par sa révolte, son humour, s’inscrit dans l’héritage de dada.
La traduction semble au centre de votre travail, comme si la revue avait pour rôle de découvrir, de décentrer.
Dans son histoire plus que centenaire, la RBL a toujours publié des traductions. Elle a consacré des numéros mémorables à Paul Celan, Ossip Mandelstam, Anna Akhmatova, alors que ces poètes n’étaient pratiquement pas traduits en français. Traduire la poésie, c’est aussi explorer, jouer de tous les claviers de la langue : un geste pleinement poétique, qu’ont d’ailleurs pratiqué de nombreux poètes eux-mêmes traducteurs. Le numéro spécial consacré à Henri Thomas en est une illustration éclatante.
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Entretien avec Po&sie
Le Salon de la revue met à l’honneur la personnalité de Michel Deguy, disparu cette année. Il a toujours lié fortement poésie et pensée. N’est-ce pas une position très forte, radicale ?
On trouve dans l’éditorial du premier numéro de Po&sie (juin 1977) une déclaration remarquable : « Le signe Po&sie aimerait dire le et qui est à l’intérieur de la poésie, un et de diversité, de pluralité. & : non pour abréger (ce serait plutôt l’inverse) mais esquisser un idéogramme qui symbolise l’instabilité, la nouveauté, la place faite au rapport, aux interactions, aux liens ». La logique de la poésie n’est pas une logique de la substance, mais de la relation. Disjonction & conjonction. L’un-en-deux du poème renvoie à toutes sortes de partages et de démultiplications. Parmi elles, il en est une qui occupa Deguy tout au long de son œuvre : le rapport de la forme poétique et de la pensée.
Il ne s’agit pas seulement de dire que le poème fait penser ; il s’agit de se demander quel type d’amorce pour la pensée est le poème (c’est la question de l’inspiration), quel type de pensée est spécifique au poème (c’est la question du genre), et enfin comment faire intervenir le poème dans d’autres relations à la pensée (c’est le problème du débat). Dans la longue carrière de Deguy, ces trois questions s’entrelacèrent en esperluettes plus ou moins déliées. On peut dire qu’il fut à la phénoménologie poétique ce que Derrida fut à la phénoménologie philosophique : un déconstructeur patient et constructif, respectueux dans la distance, toujours aux aguets. Après des années à lire patiemment Heidegger, à le traduire et à le commenter, il s’est éloigné de lui avant beaucoup d’autres. Ce « dénouement » fut une des grandes affaires de sa vie.
La revue se trouve probablement à un tournant car les héritages sont complexes. Comment son équipe envisage-t-elle son avenir ?
Deguy tenait à ce que la revue continue après lui. Il avait pris des dispositions. Nous avons pu remarquer que cette aventure, dans les dernières années de sa vie, lui importait autant, sinon davantage, que son œuvre. Il y avait à cela plusieurs raisons. Mais deux nous semblent devoir être rappelées ici. D’une part, Deguy avait le sens du collectif. D’autre part, il était de plus en plus convaincu que la revue, plus que les livres de poésie ou de poétique, était capable de « faire rentrer la poésie dans le débat ». Deguy pensait que le débat mené par la science, la philosophie et les sciences humaines avait une valeur politique de premier plan. Il regrettait que la poésie n’ait pas son mot à dire alors qu’elle avait pour lui une force de proposition spécifique liée à l’articulation en son sein de différentes facultés (sensibilité, imagination, raison). Il aimait à dire que la poésie est affaire de « voyants », non pas tant au sens rimbaldien, mais au sens des warnings : des clignotants. La poésie alarme. Po&sie était pour lui ce qu’elle est toujours pour nous : un lieu d’échanges, de constructions, de créations, mais aussi d’alertes. Po&sie va chercher une forme de pensée dans la poésie ainsi qu’un certain rapport au monde d’aujourd’hui que nous ne devons pas nous hâter de définir. Nous ne cesserons d’explorer la tension entre le poème et le présent. Nous le ferons en découvrant de jeunes auteures et auteurs (une des plus grandes joies quand on s’occupe d’une revue), nous le ferons en rappelant les débats de poétique d’aujourd’hui et d’hier ; nous le ferons en multipliant les numéros thématiques, politico-poétiques.
Vous mettez à disposition, en libre accès, les archives de la revue. C’est une position rare et généreuse. Pourquoi ce choix ?
Po&sie, c’est plus de 35 000 pages de poésie et de poétique en 45 ans d’activité. La revue a survécu là où beaucoup d’autres aventures sœurs se sont arrêtées. L’archive ouverte est pour nous une évidence – pour peu qu’elle protège les éditeurs et les auteurs. Ces archives permettent à la fois de découvrir des poètes, de se créer un parcours propre dans l’histoire de la revue, de lire des poèmes et des essais. Deguy tenait beaucoup à cet instrument. Nous espérons qu’il inspirera des chercheuses et des chercheurs. Loin d’avoir le sentiment d’être assis sur un trésor, nous sommes intimidés et joyeux. Po&sie est à réinventer tout le temps, au sein du comité et au-delà. On aime bien dire : Po&sie, c’est pour aujourd’hui et pour demain.
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Entretien avec TXT
En 2018, TXT a repris sa publication après 25 ans d’interruption. Est-ce une communauté qui se retrouve ? un passage de témoin ? autre chose ?
Mi-défi mi-gag, le numéro concocté par les « anciens » de la revue (Philippe Boutibonnes, Éric Clémens, Jacques Demarcq, Alain Frontier, Pierre Le Pillouër, Christian Prigent et Jean-Pierre Verheggen) était un pavé jeté dans la mare littéraire de 2018. Mais le jeu n’en était pas moins sérieux : d’une part, il reformulait des positions théoriques dans le contexte actuel ; d’autre part, il indiquait des « filiations », chaque membre de l’ancien TXT apportant la contribution d’un auteur plus jeune. Après le n° 32, « le retour », il a été décidé d’un commun accord que nous reprendrions seuls les rênes, les « anciens » se retirant de la rédaction.
La revue demeure-t-elle toujours aussi radicale ?
Toute orientation littéraire ne se doit-elle pas d’être radicale, dans le sens où elle assume pleinement les conséquences esthétiques de ses choix ? De ce point de vue, ne recourir qu’à un lexique prétendument « poétique » nous paraît être une pratique aussi radicale que celle d’un Ernst Jandl inventant la langue « délabrée », par exemple. Pour notre part, nous essayons d’affirmer une position radicale si on entend par là le fait d’affirmer des lignes de force. « aussi » : le nouveau TXT n’a pas pour ambition de mimer l’ancien, en costume rhétorique d’époque. Il ne s’agit pas de perpétuer une sorte de label (le premier TXT n’ayant d’ailleurs cessé de se transformer) qui prédéterminerait nos choix. Ce que nous visons, c’est la pertinence de notre position relativement au présent et à ses langages (littéraires et autres). « demeure » : la renaissance de TXT est bien une histoire de maison, de « famille » (choisie par affinités d’esprit et de goûts). Nous partageons avec ceux qui firent le premier TXT l’idée fondamentale que toute écriture vivante suppose la recherche de nouvelles formes, refusant a fortiori celles du littérairement correct.
Les écritures poétiques que vous mettez en avant apparaissent très diverses. La revue permet-elle leur rencontre ?
Les formes que prennent ces tentatives de renouvellement sont nécessairement diverses (et imprévisibles). La diversité des textes découle donc de notre ligne éditoriale, elle n’est pas recherchée pour elle-même (encore moins dans une perspective « panoramique »). De plus, la rencontre a lieu également hors numéro : discussion avec les auteurs sur leurs propositions, préparation à nombreuses mains des « pages collectives » qui ponctuent désormais chaque numéro.
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Entretien avec COCKPIT voice recorder
COCKPIT voice recorder est un titre surprenant. Ce sont les voix qui vous intéressent ?
Notre titre est emprunté à l’une des boîtes noires des avions, celle qui enregistre les conversations dans le cockpit. Notre revue enregistre, capte l’état de la littérature et des arts en cas de crash culturel. Mais, très vite, on a dit « Cockpit » comme si, à chaque numéro, nous embarquions nos invités et invitées dans un même trip, un même envol.
On pourrait se dire que c’est une revue d’intervention. La concevez-vous dans un mouvement, une tradition ?
Si intervention il y a, c’est plutôt dans un sens énergique que pragmatique. Dégainer vite par une régularité bimestrielle : un numéro tous les deux mois. On aime dire qu’on est une revue de création. Nous publions des contributions très hétérogènes qui vont de débutants comme Stefan Ferreira, Tristan Robert, Claire Médard, en passant par Philippe Beck, Chloé Delaume, Lancelot Hamelin, Dieudonné Niangouna Thomas Hirschhorn, Rodolphe Burger, Regine Kolle, Hippolyte Hentgen, Manuel Joseph, Vincent Broqua, Rim Battal, les collectifs de théâtre Das Plateau et Superamas ou Fernando Arrabal. Nous avons aussi publié des hors-série, un sur la poésie à Marseille en partenariat avec le CIPM et un autre sur Tarkos en partenariat avec le Centre Pompidou et nous en préparons un autour de Marcel Proust.
La revue reconnaît, revendique peut-être, un aspect artisanal. Comment la fabriquez-vous ?
Nous avons créé le premier numéro tous les deux (Charlotte Rolland et Christophe Fiat), à Paris, pendant le confinement du printemps 2020. Nous avons donc opté pour une maquette simple et brute. C’est du « fait maison », du DIY. COCKPIT, c’est à chaque numéro 32 pages blanches avec un cadre noir et un # au bas des pages qui est une citation de Lautréamont. Cela rappelle la culture du fanzine ou du fascicule. D’ailleurs, chaque numéro est agrafé et la revue est en noir et blanc.