Certaines revues sont de drôles d’objets éditoriaux. Qu’elles déploient des formes radicales ou adoptent des partis pris radicaux, ce sont des revues différentes, radicales. EaN s’est entretenu avec quatre d’entre elles : Confiture, Vinaigrette, Dernier Carré et RADICAL(E).
Entretien avec Confiture
Quel drôle de titre ! Vous nous l’expliquez ?
La confiture est une matière domestique qui n’a pas de forme particulière, elle dépend, de ce point de vue, des limites de son contenant, un pot en verre en général, ou de la tartine sur laquelle on l’étale. Dans une confiture, quelque chose de chaque fruit traverse le tout, mais rien ne déborde de ces limites, sauf si on ouvre le pot pour en manger, ou qu’il casse. Une histoire, il me semble, fonctionne aussi de cette manière, chaque élément du texte se diffuse en lui au sein de limites données. Le sucre est ce qui lie la confiture et nous attire vers elle, en quelque sorte chaque histoire est faite d’un tel sucre.
Confiture publie un seul texte imprimé sur papier doré pour chaque livraison. Pourquoi ce choix et cette forme ?
Le texte unique permet de se consacrer au travail d’une personne en particulier dans chaque numéro, de bien le comprendre, de pouvoir prendre le temps d’échanger, et de mettre chaque autrice ou auteur en avant. D’ailleurs, il y a eu un numéro double en juin (ce que je referai en juin 2023), tête-bêche, où chaque autrice a eu sa couverture à elle. Le doré agit comme le sucre, quelque chose nous porte vers lui, et puis les textes que j’aime ont des reflets qui réchauffent l’air, et, justement, l’or reflète et rend la lumière plus chaude.
C’est une manière originale de considérer le texte lui-même. Pourquoi la défendre sous la forme de cette petite revue ?
J’ai l’idée qu’une histoire dépend des limites qu’elle pose, qu’une histoire est un travail sur ces limites, sur sa fermeture, son imperméabilité, ça me préoccupe beaucoup, alors cette revue pose cette hypothèse : une histoire est une histoire seulement si elle porte un principe très interne, entrer dans l’histoire signifie saisir ce principe – si le principe est extérieur au texte, alors il n’y a pas besoin d’y entrer, alors ce n’est pas une histoire. La forme courte des textes (un peu plus de trente lignes) impose une compacité aux limites fortes et précises.
Plus d’informations sur la revue Confiture en suivant ce lien.
Entretien avec Vinaigrette
Votre revue porte un titre et un sous-titre étonnant : Vinaigrette, « revue moléculaire de photo/poésie ». Vous nous expliquez ?
La formule de Vinaigrette se veut légère : moins de 20 grammes pour l’économie de timbres, mais aussi légère dans le sens du jeu et de l’expérimentation avec les moyens d’expression de l’écriture et de la lumière. Le clin d’œil à la cuisine moléculaire affirme une forme de covalence, comme disent les chimistes, entre photographie et poésie. D’une pratique à l’autre, une liaison, une force d’attraction mutuelle. Il se trouve que je suis poète et photographe, appliquée à servir (chercher, capter ?) doublement l’image. J’ai eu envie de questionner (défier ?) des poètes et des photographes sur l’articulation chez eux de cette double approche. Il n’y a qu’un auteur par numéro qui propose un texte poétique et une photographie, qu’il soit poète ou photographe. C’est aussi une manière de s’assembler autour d’une tablée imaginaire et amicale, artistes et lecteurs, à la bonne franquette, autour de ces expérimentations.
Le principe de publication est très original. Comment s’est-il imposé ? Comment travaillez-vous avec les artistes ?
L’idée m’est venue fin 2019, j’en avais assez de ne plus trouver de lettres dans ma boîte, j’ai voulu offrir ce plaisir à mes amis. Je choisis les artistes d’abord parce que j’aime leur travail, soit que je m’en sente proche, soit qu’au contraire il me soit si étranger que leur univers stimule des questionnements passionnants. Toutefois, chez chacun d’eux, il y a une forme de narration qui s’adapte bien à la lettre, à l’adresse. Je les choisis aussi pour leur attachement au livre. Les lecteurs de Vinaigrette peuvent se tourner vers leurs livres.
Vinaigrette est un objet étonnant. Pourquoi avez-vous choisi cette forme pliée, sa modestie, son décalage ?
La légèreté encore, et le goût du travail manuel. Ce pliage est historique : avant l’invention de la machine à fabriquer des enveloppes en nombre, on pliait son courrier et on le fermait avec un cachet de cire. Ça marche avec un timbre. J’ai vite trouvé une charte graphique sobre en noir et blanc afin de laisser toute sa valeur à l’impression de la photographie glissée à l’intérieur. Une fois ouvert, grâce à la qualité des papiers choisis, l’objet acquiert une troisième dimension, celle du volume. Une sculpture ?
Plus d’informations sur la revue Vinaigrette en suivant ce lien.
Entretien avec Dernier Carré
Dernier Carré est une revue pas comme les autres ! Elle parle, paraît-il, de la « fin du monde ». Ça veut dire quoi ?
Dernier Carré est une revue qui, depuis 2018, parle explicitement de la fin du monde – qui est même le Bulletin de la Société des Amis de la fin de celui-ci ; de la fin du monde telle qu’elle est à se produire autour de nous et autour de tous ceux qui, distraits, persistent à parler de moindres choses – à cet égard. La revue dispose ainsi d’une certaine avance en matière d’actualité, et ses lecteurs ne s’ébahissent pas des désordres apparaissant dans la civilisation.
C’est une revue faite à deux, juste à deux – Marlène Soreda et Baudouin de Bodinat. Ça veut dire quoi ?
Une revue faite à deux, ça veut dire que c’est une revue autonome, n’attendant rien de personne pour se faire ; aucun renfort, ni subvention, ni éditeur. Ça veut dire que l’on fait comme on veut et que l’on encourage tout un chacun à en faire autant.
Les textes sont très différents les uns des autres et présentés sous une forme singulière. Pourquoi ? comment ? ça veut dire quoi ?
Les textes sont très différents et de forme singulière sans doute parce que les auteurs sont très différents et singuliers. C’est l’avantage de n’être qu’à deux, se connaissant depuis le vieux temps, et qui, ayant des styles différents, partageons une même sensibilité aux choses et un même goût pour des auteurs aujourd’hui bêtement négligés.
En fait, un simple coup d’œil sur le sommaire résumera l’affaire : À la vue du cimetière, Estaminet – considérations diverses sur le cours malheureux de ce monde et sa destination probable, par Baudouin de Bodinat / Piètres plaisirs – Formulaires & pièces jointes – chroniques d’une vie difficultueuse et enragée, par Marlène Soreda / Sous la poussière – « Parfois on voudrait tout simplement rester chez soi à lire de vieux bouquins » Le Magasin à poudre – revue d’actualités mondiales et catastrophiques / Et quelques recettes – peut-être utiles, passé l’échéance
Plus d’informations sur la revue Dernier Carré en suivant ce lien.
Entretien avec RADICAL(E)
RADICAL(E) adopte une forme étonnante, des formes d’écritures ou d’interventions très originales. Comment cette manière de travailler s’est-t-elle imposée ?
RADICAL(E) s’appuie sur le « livre pauvre », diffusé hors circuit commercial, mêlant texte et dessin (Leuwers parle de « création en escorte ») ; le tract, militant et à faire circuler ; puis l’affiche, publique, à exposer ou placarder. Il faut dire que nous venons du milieu de l’art, Guylaine en tant que commissaire d’exposition, et Amélie qui a travaillé dans des galeries. C’est ainsi qu’est née la nécessité de proposer, en contrepoint du format imprimé noir et blanc, une version Open art. Aussi chaque autrice dispose-t-elle librement d’exemplaires, matière pour créer de nouvelles propositions plastiques. Nous constituons une collection de ces créations que nous projetons d’exposer.
Pourquoi ne publier que des textes d’autrices ? La revue vous permet-elle de constituer une communauté ?
Nous avons choisi de publier des autrices pour donner à entendre une polyphonie de femmes. La sensation également que, plus les revues sont importantes, plus elles publient facilement des auteurs. La revue se nomme RADICAL(E), avec une graphie ici attendue, un état. Nous avons refusé le système de numérotation, trop éloigné de notre enjeu poétique, lui préférant la variation du suffixe, (radical)ière, (radical)ette… Pour l’édition, c’est l’occasion d’un jeu renouvelé autour de la langue et de l’identité féminine. Ainsi, chaque numéro est à nommer, qui déplace les parenthèses ailleurs que sur nos corps de femmes.
Votre revue se place autant du côté de la poésie que des arts plastiques. Comment la revue se fait-elle ? Comment la faites-vous vivre au-delà de la publication ?
Des appels à textes sont organisés. L’affiche se composant en zones déterminées, sa composition est contraignante. Le format annonce le projet : dépliée, elle donne à voir une œuvre singulière et collective, une cartographie de voix qui se trament, essentielle pour rendre possibles les ponts entre les textes (caviardage, tissage, etc.) Il faut pourtant respecter la singularité de chaque texte, accorder davantage de place aux blancs. Au-delà des publications, nous répondons à des invitations et organisons des lectures, des performances Open art ou des séances de vidéopoèmes. Rencontrer le public, faire en sorte que les autrices se rencontrent, c’est l’idée même de notre collectif.