Les bons et les mauvais pauvres

Au moment où le débat public s’enflamme jusqu’à la caricature pour opposer travail et « assistanat », le dernier ouvrage de l’historienne Laurence Fontaine, Vivre pauvre, propose un détour par le siècle des Lumières qui autorise une archéologie des controverses contemporaines. Mais il invite aussi à méditer les choix politiques que traduisent les discours tenus sur la pauvreté et les solutions envisagées pour y remédier. Jusqu’à nos jours.


Laurence Fontaine, Vivre pauvre. Quelques enseignements tirés de l’Europe des Lumières. Gallimard, 512 p., 24 €


Dans une Europe des Lumières qui s’interroge sur les ressorts démographiques, économiques et commerciaux de sa croissance, mais qui reste confrontée à un paupérisme de masse, la question posée en 1777 par l’Académie de Châlons-sur-Marne aux élites éclairées – administratives et intellectuelles – du temps veut susciter des projets et des solutions concrètes à un problème aigu, jamais résolu en Europe, en dépit de multiples initiatives locales et royales comme de l’accumulation d’une législation anti-mendicité pléthorique. Le sujet mis au concours par la société savante champenoise propose de réfléchir aux « moyens de détruire la mendicité et de rendre les pauvres utiles à l’État » sans qu’ils soient eux-mêmes « malheureux ». C’est autour de la présentation et de la compréhension de ce concours que le livre s’organise, même si le concours n’est précisément abordé qu’au chapitre IV.

Vivre pauvre, de Laurence Fontaine : bons et mauvais pauvres

« La mendiante venant de recevoir la charité » de Jacques Callot (début du XVIIe siècle) © CC0/Bibliothèque municipale de Lyon

Initié par l’intendant réformateur de la généralité de Châlons-sur-Marne, Rouillé d’Orfeuil, le concours rencontre un succès exceptionnel, porté par la publicité dont il fait l’objet dans la presse périodique et les correspondances académiques. L’académie reçoit plus de 120 mémoires, là où un concours ordinaire ne suscite au mieux qu’une vingtaine de réponses. Parmi les 85 auteurs identifiés – certains mémoires sont anonymes –, les roturiers se taillent la part du lion, bien avant la noblesse et le clergé, rappelant ce qui a été établi dans la grande thèse que Daniel Roche a consacrée aux académies de province au siècle des Lumières (Le siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1689-1789, 1978). La participation aux concours, gratuite et ouverte au nom de l’égalité intellectuelle, mobilise largement l’élite du tiers état, la bourgeoisie des talents et le bas-clergé, alors que le recrutement et le fonctionnement des académies restent largement déterminés par la prééminence des ordres privilégiés.

La postérité du concours de 1777 est assurée par l’édition d’un volume en 1779, que prépare l’abbé Malvaux, grand animateur de séances de l’académie, à partir d’une sélection d’extraits tirés des mémoires. Parmi les auteurs de ces textes, certains, tel Leclerc de Montlinot, ancien chanoine, docteur en théologie et en médecine à Paris, deuxième au concours de Châlons, sont appelés à devenir des experts de la question sociale. Une dizaine d’années après le concours, en 1790-1791, Montlinot participe ainsi aux délibérations du comité de mendicité de l’Assemblée nationale. La Constituante entendait alors se donner les moyens de faire rentrer dans la société ceux que la pauvreté avait marginalisés. Laurence Fontaine souligne dans plusieurs passages de son livre le parallélisme qui existe entre les débats du comité de mendicité et les propositions examinées à Châlons, sans toujours suivre dans le détail cette filiation. Mais l’importance du concours de 1777 ressort néanmoins dans son rôle matriciel.

En amont de cette présentation du concours, les trois premiers chapitres du livre, conformément à son titre, exposent ce qu’étaient les conditions d’existence du peuple majoritaire dans l’Europe des Temps modernes, en synthétisant de façon vivante une riche bibliographie internationale. L’horizon du plus grand nombre est alors celui de la fragilité de la vie, plus ou moins marquée au cours du cycle de l’existence, selon le sexe et la situation familiale. L’univers de la pauvreté coïncide avec l’univers de ceux qui vivent « au jour la journée ». C’est le monde de la nécessité, de l’absence de réserve, d’épargne ou de propriété. Cela concerne le « menu peuple », toutes celles et tous ceux qui n’ont que leur travail pour vivre. Vieillards, malades et invalides, enfants, veuves, forment les bataillons faméliques de pauvres dits « structurels » qui ne peuvent pas ou plus travailler en raison de leur âge, de leurs maladies ou infirmités.

Vivre pauvre, de Laurence Fontaine : bons et mauvais pauvres

« Mendiant assis (Portrait du vieux Girard, paysan de Chasselay) », estampe de Jean-Jacques de Boissieu (1772) © CC0/Bibliothèque municipale de Lyon

À ces pauvres-là s’ajoutent les pauvres « conjoncturels », soit tous ceux qui, recevant des salaires insuffisants, occupant des emplois instables, sont affectés par les fluctuations de la conjoncture occasionnant la cherté des denrées et des produits de première nécessité, la baisse d’activité et le chômage. Guerres, pestes et crises peuvent jeter sur les routes des milliers de déracinés en quête de secours, d’opportunités et de moyens de survie. Que la crise s’installe, la pauvreté cyclique peut alors représenter jusqu’à la moitié et parfois davantage des foyers citadins mais aussi dans les campagnes où la misère est endémique. Menace permanente, car elle peut s’aggraver et conduire aux derniers stades de l’indigence, la pauvreté est surtout une condition qui détermine les stratégies de survie des hommes et des femmes du peuple : poly-activité, travail de tous les membres de la famille et petits métiers pour multiplier les sources de revenus ; mobilisation de ressources charitables et mendicité ; migrations saisonnières ou définitives en quête d’emploi ou d’assistance ; illégalismes de toutes sortes, du vol à la prostitution, de la contrebande plus ou moins vaste et organisée au travail illicite en marge des règlements corporatifs.

Depuis le XVIe siècle, les réponses des autorités au paupérisme n’ont pas manqué. Elles mobilisent Églises et paroisses, échevinages, administrateurs royaux, personnes privées, nourrissent une accumulation d’initiatives qui signalent le poids croissant des institutions séculières ou des États sans effacer les attitudes charitables traditionnelles. Partout sont posés dès la Renaissance les termes d’un débat qui se prolonge jusqu’au temps des Lumières. Ce débat oppose « bons pauvres » que l’on assiste et « mauvais pauvres » valides, mendiants de « race et de profession » qu’il faut contraindre au travail, corriger et moraliser, retrancher du corps social lors du « grand renfermement » des pauvres qu’illustrent les workhouses anglaises, les hôpitaux généraux ou les dépôts de mendicité du royaume des Bourbons. Mais partout l’échec de la lutte contre la pauvreté est patent.

Le concours de 1777 est une manière d’entrer dans la confrontation de projets plus ou moins réformateurs, dans la polyphonie des conceptions du monde social qu’inspire ce paupérisme de masse aux élites du tiers état et aux représentants des ordres privilégiés en plein cœur du siècle des Lumières. Cette efflorescence fait l’objet des chapitres V à XI qui offrent un large florilège des mémoires reçus à Châlons. L’un des mérites du livre de Laurence Fontaine est de nous permettre de découvrir la richesse et la diversité des propositions formulées, au-delà de la synthèse éditée en 1779 par l’abbé Malvaux. Celle-ci est souvent convoquée par les historiens pour dresser l’état des critiques formulées à l’égard des politiques suivies jusqu’alors pour éradiquer la mendicité, mais elle édulcore nettement la radicalité de certains projets.

Ainsi, les mémoires les plus critiques qui s’intéressent à la manière dont la pauvreté est créée n’ont pas été retenus, d’abord par les commissaires du concours, puis dans le livre de Malvaux qui reste fermement ancré dans une vision morale de la question sociale, appelant une réponse à la fois assistancielle et policière. Tel manuscrit qui affirme que le problème de l’excessive pauvreté ne saurait être réglé sans qu’on traite la question de l’excessive richesse est écarté, tout comme celui d’un juriste normand qui préconise d’envisager les hiérarchies traditionnelles à l’aune de l’utilité commune. Plusieurs mémoires proposent de modifier l’approche du sujet en privilégiant un angle socio-économique et politique. Dans le sillage de Montesquieu et De l’esprit des lois (1748), la cause première de la misère peut être identifiée comme étant l’absence de travail ou d’un travail suffisamment rémunéré, plus que la sanction d’un défaut de mœurs, d’une paresse enracinée, voire, selon certains médecins, d’une dégénérescence maladive. Comme l’économie politique libérale du temps cherche alors à l’établir, la responsabilité des autorités serait moins de sanctionner le pauvre que de créer les conditions qui lui permettraient de ne pas l’être.

Vivre pauvre, de Laurence Fontaine : bons et mauvais pauvres

« Vieillard faisant l’aumône », estampe de Jean-Jacques de Boissieu (1780) © CC0/Bibliothèque municipale de Lyon

Laurence Fontaine nous donne à lire un vaste panorama qui permet d’embrasser à la fois la longue durée des discours qui criminalisent les pauvres depuis le XVIe siècle et l’affirmation nouvelle de préoccupations utilitaristes. Le concours charrie des considérations hygiénistes et populationnistes dénonçant l’insalubrité des lieux d’internement des pauvres comme le questionnement d’une structure familiale patriarcale qui détermine la fragilité particulière des femmes et des enfants. On y découvre un souci gestionnaire et financier marqué à l’endroit des établissements d’assistance et des réflexions sur les perspectives offertes par l’épargne ou l’assurance en matière de prévention des risques liés à la pauvreté. On voit se déployer la critique de la charité traditionnelle, à laquelle on souhaite substituer la bienfaisance et la philanthropie. On y relève, enfin, l’émergence d’une autre analyse des causes du paupérisme, directement associées à l’organisation d’une société juridiquement inégalitaire, fondée sur la notion de privilège, que déstabilise la promotion d’un nouveau langage des droits.

On ne peut cependant s’empêcher d’éprouver au fil des pages une relative frustration. Les motifs du rejet des mémoires les plus sulfureux ne sont qu’égrenés chemin faisant ; les points de vue discordants, les notations éparses tirées de « rares brûlots », apparaissent noyés dans de larges extraits organisés de façon thématique et ne sont pas forcément étudiés pour eux-mêmes. Combien y en eut-il plus précisément ? Que peut-on savoir de leurs auteurs, ou, au contraire, combien sont – prudemment – restés anonymes ? Plus largement, que représente, au filtre du concours de 1777, une vision plus socio-économique du pauvre et de la pauvreté par comparaison avec une vision morale et une tradition ancienne, mais qui peut être enrichie et travaillée par des arguments nouveaux ? Qui, occupant quelle position, défend quoi ? Au-delà du foisonnement des mémoires, on peine à identifier le travail de novation qui anime les auteurs et qui s’exprime à travers le palimpseste des textes, l’articulation complexe de l’ancien et de l’inédit. Si l’on croise bien l’évocation de la querelle du luxe qui détourne le riche de ses obligations sociales et nourrit les illusions du pauvre, ainsi que celle des controverses sur la liberté du travail ou des conséquences d’un système fiscal inégalitaire, la très riche matière du concours de 1777 aurait pu mériter davantage et constituer une étude de cas inspirée du programme que Jean-Claude Perrot appelait de ses vœux voici trente ans : faire une « histoire intellectuelle de l’économie politique au XVIIe et au XVIIIe siècle » (EHESS, 1992).

Mais on peut concevoir que l’ambition de cet ouvrage, riche et agréable à lire, est autre. Le sous-titre, « Quelques enseignements tirés de l’Europe des Lumières », fait écho à une dense conclusion : « À quoi bon avoir étudié les pauvres à l’âge des Lumières, sinon pour marquer des similitudes dans le contexte de notre lutte contre la pauvreté ? » Dans les dernières pages de son livre, Laurence Fontaine s’emploie à discuter les thèses des économistes Thomas Piketty et Amartya Sen, celles du philosophe John Rawls pour répondre à ce qui est resté un angle mort de la question posée au concours de 1777, à savoir la possibilité du bonheur des pauvres. Au terme d’un ouvrage qui ne manquera pas de nourrir les réflexions du plus grand nombre, mais aussi les débats entre spécialistes – historiens, sociologues, économistes – par exemple sur les capacités autonomes d’action des pauvres (l’agency), le « bonheur des pauvres » semble moins tenir aux aides qu’on leur attribue qu’à leur aptitude à exercer concrètement les droits que les sociétés leur reconnaissent. L’appréhension de la pauvreté elle-même ne peut se contenter d’approches statistiques ; elle est intrinsèquement liée à la compréhension des rapports qui existent entre la pauvreté et la richesse. Plus qu’affaire de morale, éradiquer la misère, non plus seulement la mendicité, est au moins depuis deux siècles une affaire hautement politique.

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