Sécheresse et incendies d’une ampleur inédite, guerre en Ukraine, spectre de catastrophe nucléaire, inflation, menaces de rationnements et de pénuries, tentative d’assassinat de Salman Rushdie, la nouvelle s’est glissée dans une actualité estivale déjà bien morose : le dessinateur Jean-Jacques Sempé, né le 17 août 1932, est décédé le 11 août dans sa résidence de vacances du Var, entouré de sa troisième épouse, Martine Gossieaux, qui est aussi sa galeriste et agente, et de quelques amis proches. Deux mois plus tard, Sempé est en librairie avec son dernier ouvrage, publié par Denoël, une biographie de Marc Lecarpentier et l’intégrale des aventures du Petit Nicolas, mais également au cinéma avec Le Petit Nicolas. Qu’est-ce-qu’on attend pour être heureux ?
Marc Lecarpentier, Sempé. Itinéraire d’un dessinateur d’humour. Martine Gossieaux, 304 p., 39 €
Jean-Jacques Sempé, Sempé en Amérique. Denoël, 200 p., 38 €
René Goscinny et Jean-Jacques Sempé, Le Petit Nicolas. L’intégrale. IMAV, 2 vol., 856 p. et 776 p., 29,90 € et 27,90 €
L’ensemble de la presse écrite a rendu un bel hommage à Jean-Jacques Sempé, que résument bien ces quelques titres : « La douceur de rire », « Trait de génie », « Le dessinateur de notre époque », « Éternel magicien », « Le poète du quotidien », « Le dessinateur philosophe ». Seul Libération du 13 août relève quelques fausses notes : curieusement, Sempé a fait savoir à plusieurs reprises qu’il détestait et ne s’intéressait pas à la bande dessinée et à son langage codifié. Le quotidien signale également sa position légèrement rétrograde sur « cette infâme musique pop » et rappelle qu’il avait été pris la main dans le pot de confiture lors du scandale des « Panama Papers » en 2018. À l’époque, dans les colonnes du Monde, son épouse assurait que le dessinateur « avait oublié l’existence de ces comptes » cachés derrière une cascade de sociétés prête-noms. Dans sa nécrologie, publiée le 13 août, Le Monde oublie de reparler de cette affaire, mais souligne que le dessinateur, à l’élégance de playboy et aux conquêtes multiples, a longtemps été une personnalité des nuits parisiennes, fréquentant « des petits bouis-bouis qui ne payent pas de mine (Le Flore, Lipp [où il avait sa table], La Closerie, Castel) »…
Jean-Jacques Sempé a parcouru bien du chemin depuis son enfance. Selon son propre témoignage, elle fut « lugubre et un peu tragique », dans une ville qu’il trouve sinistre, Bordeaux. Un père alcoolique, une mère brutale et de violentes scènes de ménage ; le petit Sempé s’évade en écoutant la radio à longueur de journée ou en lisant des romans policiers. La cour de l’école est aussi une échappatoire, les cris y sont joyeux ! Vers douze ans, il trouvera une autre source d’évasion : le dessin. Il quitte l’école à quatorze ans, enchaîne les petits boulots et, au début des années 1950, place enfin quelques dessins d’humour dans le journal Sud-Ouest, comme Bosc ou Chaval qui lui déconseille le métier. Monté à Paris, il rencontre René Goscinny dans les locaux parisiens de la World Press, l’agence de presse belge spécialisée dans la diffusion de bandes dessinées. La rencontre est décisive et les deux hommes deviennent amis. Le magazine belge Moustique, pour lequel ils travaillent tous deux, commande une série à Sempé. Il propose alors les aventures d’un petit garçon dont le nom lui est inspiré par une célèbre marque de négoce de vins… Malgré son peu de goût pour le neuvième art, Sempé accepte à condition que son ami Goscinny écrive le scénario. La série s’arrête à la vingt-huitième planche. Goscinny est en effet licencié par l’éditeur pour avoir réclamé une meilleure reconnaissance des auteurs. Solidaire, Sempé part également. C’est trois ans plus tard, dans Sud-Ouest Dimanche, que Le Petit Nicolas aura une seconde chance, sous la forme du récit illustré que l’on connaît maintenant. La mort de son meilleur ami, en 1977, le laissera « inconsolable ».
Alors que le Petit Nicolas devient une star internationale, la carrière de Sempé s’emballe. Au fil des ans, il collabore à de nombreux titres : France Dimanche, Paris Match, Pilote, L’Express, Le Figaro, Le Nouvel Observateur, Télérama… Depuis 1962, Sempé a aussi publié régulièrement les recueils de ses dessins aux éditions Denoël (groupe Gallimard), une quarantaine jusqu’en 2010. On peut y lire une partie de l’histoire quotidienne dans laquelle Sempé mélange banalité, drôlerie et poésie, en particulier pour s’agacer de la société de consommation… Dans les années 1960, ses albums aux titres inoubliables (Rien n’est simple, Tout se complique, Sauve qui peut, La grande panique, etc.) sont vite édités en format de poche dans la collection « Folio ». On les retrouve dans toutes les bibliothèques des intellectuels parisiens. Sempé crée aussi Monsieur Lambert, « l’un des personnages secondaires de cette humanité monotone et multiple ». Il multiplie les expositions et les collaborations à d’autres journaux en France et à l’étranger.
La consécration viendra à la fin des années 1970, de l’autre côté de l’Atlantique. « Quoi de plus prestigieux, dans le monde de l’illustration, que de dessiner la couverture du New Yorker ? Rien », écrivait l’éditeur du magnifique recueil de couvertures et dessins du dessinateur hollandais Joost Swarte pour The New Yorker (Joost Swarte New York Book, Dargaud, 2017). En 1978, Sempé a rejoint le club très fermé des légendes de l’illustration qui ont publié à la une du rigoureux et prestigieux magazine new-yorkais comme Art Spiegelman, Saul Steinberg ou Chris Ware. Sempé, charmé par la Grosse Pomme, y a dessiné jusqu’en 2019. Le New Yorker vient de rendre hommage à son ancien collaborateur en publiant à la une de son édition du 5 septembre un délicieux dessin, Musique du matin, sa 114e couverture pour l’hebdomadaire. Et de lui donner la parole : « J’aime les couleurs de New York. Elles sont vivantes : jaunes, verts, rouges et bleus vifs. Paris, où je vis, est magnifique, mais il y fait toujours gris. » Son dernier album, posthume, est sorti le 13 octobre : Sempé en Amérique.
Toute l’œuvre de Sempé donne à penser, souligne Le Monde du 13 août, le comparant à Perec (Les choses), Barthes (Mythologies) ou Bourdieu (La distinction), avec « l’éclat de rire pour bonus ». Il chronique la vie moderne dans un style reconnaissable entre tous. Avec un art de la légèreté et du décalage assumé, Sempé capte et restitue avec tendresse, minutie et bienveillance l’absurdité des scènes de la vie quotidienne. Mais rien n’est simple : le lecteur doit chercher le gag dans les mille détails de ses immenses dessins. Sempé travaille sur de très grands formats qui seront sublimés lors de la réduction pour publication. Comme le souligne Libération, « Sempé sait mieux que personne utiliser la saturation, la répétition, le décadrage pour figurer l’aliénation de l’homme moderne : sa vie robotique métro-boulot-dodo, sa façon de se sentir vide malgré des étagères qui débordent d’objets ». Le trait d’encre du dessinateur, son utilisation des espaces et du vide sur la feuille de papier, le choix des couleurs pour embellir ou souligner l’humour, tout concorde au réalisme et à la beauté des scènes dessinées, qu’il s’agisse d’une ville vertigineuse, d’un bucolique paysage de campagne, d’une foule immense ou d’un personnage solitaire et rêveur… Modeste, le dessinateur parle, lui, de labeur, de travail, un travail de forçat. « Il n’y a que comme travailleur qu’il acceptait d’être qualifié de grand », souligne Libération.
Ces dernières années, son épouse a imaginé et réalisé une collection de livres qui ont en commun un grand entretien complice du dessinateur avec son ami Marc Lecarpentier : Sempé à New York (2009), dans lequel Sempé se confie sur son expérience new-yorkaise et commente les couvertures réalisées pour le New Yorker ; Enfances (2011), où il évoque sa vision de l’enfance et revient sur son expérience personnelle (jamais il n’en voudra à ses parents, explique-t-il) ; Sincères amitiés (2015), consacré à la complexité de ses amitiés, « dignes d’Épicure, de Montaigne, de Nietzsche » (Le Monde du 13 août), pour rappeler qu’elles nécessitent « de la discrétion, de la pudeur et de la fidélité » ; enfin, dans son dernier livre de conversation, Musiques (2017), Sempé convoque les musiciens de jazz ou de musique classique qu’il a dessinés avec tant de talent. Les parutions annoncées pour ces prochains mois permettront de découvrir – ou de redécouvrir – l’œuvre exceptionnelle de ce grand… dessinateur ! Selon L’Express (18 août), pour lequel Sempé a collaboré une dizaine d’années, rien n’échappait à son crayon infatigable : « il a construit une œuvre où le poète côtoie le philosophe et où le sociologue nous fait rire ou sourire en se contentant de suggérer sans jamais forcer le trait ».