La Conversion

Le trésorier-payeur est un roman soyeux. Soyeux parce qu’il se lit comme un carré de soie glissant entre les doigts, aisément. Soyeux parce qu’il parle d’argent, d’or, de richesse. Soyeux, surtout, parce qu’il possède une doublure qui garnit le récit. Car, d’un côté, Yannick Haenel, le romancier, imagine la vie d’un trésorier-payeur de la Banque de France : sa trame principale est là, classique et prometteuse. De l’autre, Yannick Haenel, le penseur, commente les éléments saillants de cette vie pour en indiquer le sens.


Yannick Haenel, Le trésorier-payeur. Gallimard, coll. « L’Infini », 432 p., 21 €


La biographie du trésorier-payeur ne commence pas le jour de sa naissance, mais le jour où Yannick Haenel est invité à participer à une exposition consacrée au thème de la dépense. L’événement a lieu à Béthune, dans les anciens locaux de la Banque de France transformés en centre d’art. Non loin, reliée par un tunnel, se trouve une maison plus petite, qui était, lui dit-on, la maison du trésorier-payeur.

Le trésorier-payeur, de Yannick Haenel : la conversion romanesque

Façade de Labanque, à Béthune © CC4.0/Marc Domage

Aussitôt l’esprit du romancier s’enflamme. Lui revient en mémoire l’essai de Georges Bataille, La part maudite, singulier traité d’économie politique. Lui revient aussi le travail d’Édouard Levé, qui photographia des homonymes de grands écrivains, dont un Georges Bataille, qui n’était autre que le trésorier de Béthune. Coïncidence inespérée, il inventera la vie de ce Georges Bataille bis. Le romancier se glisse dans ce noir et chatoyant fourreau, met en scène une nuit d’ivresse en compagnie d’artistes invités avec lui et se laisse griser jusqu’au moment où son personnage de trésorier apparaît, marié et d’âge mûr, puis jeune stagiaire à la Banque de France, en 1987.

« Ça s’ouvre », écrit-il page 61. Une cinquantaine de pages ont défilé et l’écrivain nous a proposé plusieurs clés d’interprétation du récit qui va suivre en semant des noms, des références, des concepts… La barque est un peu chargée, même elle permet au roman de plonger hardiment dans le Styx, autrement dit dans les souterrains réels de la Banque de France et les sous-sols fantasmés du monde qui est le nôtre, régi par le dieu Économie, la déesse Valeur d’échange, le satyre Calcul… Le génie Marx sort de sa lampe baptisée Le Capital ; ailleurs, plane la chouette de son prédécesseur, Hegel, que le trésorier dévore comme il dévore des livres de comptes et échelonne des plans de remboursement.

À côté, la vie de Bataille est calme en apparence. Une partie de lui est à l’image de son auteur : ancien élève de khâgne, féru de littérature et de philosophie, avec « une allure pondérée ; et dans sa tête, au contraire, une violence menaçait d’exploser à chaque instant ». Une autre est subjuguée par les nombres et a bifurqué après un stage d’été à la Banque de France. Fasciné par cet antre qui cache un des étalons du monde, Bataille a opté pour une école de commerce, avant d’entrer à la Banque-mère.

Alors Bataille apprend, travaille, gère. Bataille médite, écrit et griffonne, et l’on sent la main de Yannick Haenel qui l’accompagne. Souvent le romancier abandonne le « il » de la troisième personne pour passer au « nous » ou au « vous » de la maxime à valeur universelle. La bascule a tendance à fragiliser l’illusion romanesque. Mais c’est ainsi, Bataille est un banquier pensant, comme le livre est un roman pensant.

Les personnages qui gravitent autour du trésorier sont l’occasion pour l’auteur de croquer des sociotypes plus ou moins reconnaissables et marqués : les maîtresses à l’érotisme chargé, les anciens khâgneux perdus de vue et retrouvés, les collègues étonnés par ce trésorier pas comme les autres. Tous convergent autour de lui jusqu’au jour où il achète la maison mitoyenne de la banque : ce sera le lieu de sa révélation. À la convertibilité en or, Bataille opposera sa conversion personnelle : son étalon sera la charité. Il sauvera les insolvables et rachètera les plus pauvres.

Le trésorier-payeur, de Yannick Haenel : la conversion romanesque

Yannick Haenel (septembre 2022) © Jean-Luc Bertini

Sa vie est métamorphosée et le roman assume pleinement sa valeur de parabole. Le lecteur, la lectrice est-il pleinement convaincu.e ? Yannick Haenel fait un pari. Il n’hésite pas à mêler la dimension chrétienne et mystique de son personnage à sa dimension d’alchimiste, de savant fou en quête de la pierre philosophale, du Savoir absolu. L’entreprise est téméraire mais elle est stimulante, intrigante. La tentative essaime.

Un mot, une image, reviennent dès le début et au fil de tout le roman : le trou. Le trou du temps ; le trou « où les artistes vont chercher une lumière » ; le trou d’une aiguille qu’un chameau doit franchir pour entrer au Royaume des Cieux ; le trou de la femme et du sexe ; « le trou que l’argent creuse dans le monde » ; le trou qui « va plus loin que le système », soit le point où le savoir meurt… L’écrivain exploite la métaphore au fil des plus de 400 pages de son histoire. Le roman aurait sans doute gagné à être ramassé et condensé ; la liberté du lecteur ou de la lectrice eût été davantage préservée.

Yannick Haenel est peut-être moins chez lui dans la fiction que dans l’ivresse de la pensée, c’est là sa force. Il y a chez lui le désir de dépasser la charge anti-mondialisation et anti-capitalisme. Il faut lire son roman en se concentrant sur la crème qui remonte à la surface : les idées mi-géniales mi-délirantes, les élucubrations et les divagations qui mènent à la frontière où l’hyper-rationnel se frotte à la déraison.

« Il y avait autant d’argent en circulation sur Terre que d’êtres humains morts depuis la création du monde », songe régulièrement le trésorier ; l’argent ne serait donc plus indexé sur l’or, mais sur les morts. Qui n’a jamais été traversé par ce type de rapprochements saugrenus et aveuglants, porteurs d’étranges vérités ? Soudain l’écrivain parle du haut d’une caméra portée par une grue qui s’élève : loin de la rumeur et des contingences, il plane, médite, ouvre la voie à la folie.

Les écrivains sont rares qui se risquent à parler du sacré, du secret, de Dieu et des dieux, du désir de savoir et de savoir Tout. Ils sont encore plus rares, semble-t-il, à le faire en frappant à la porte d’une banque. Troublants, des échos du dernier roman de Michel Houellebecq, Anéantir, ont pourtant résonné à nos oreilles. Les points communs seraient faciles à énumérer : ministère des Finances et Banque de France ; personnages principaux brillants ; questions de sens ; écriture franc-jeu. C’est beaucoup mais c’est tout. Haenel n’est pas sociologue et se fiche des modes – trop éphémères. Il est plus métaphysicien et moins caricaturiste ; il est politiquement net et ricane peu.

Enfin, sa biographie ne se déroule pas dans un futur proche, comme Anéantir, mais dans un passé proche, de 1987 à 2005, décalage qui permet le recul. La vie de Bataille commence avec la mondialisation au sens technique, soit l’ouverture des marchés financiers décidée par une poignée de tout-puissants, dont Ronald Reagan (l’ancien président apparaît dans un chapitre intitulé « L’or », que Haenel a dû écrire en riant, comme s’il léchait un pot de confiture volée). Mais le roman déborde jusqu’à nous et mentionne le 15 août 1971, date où Nixon a décidé de ne plus indexer le dollar sur l’or. Là serait la véritable origine de la « crise » : insurmontable et humainement ravageuse.

Et la fin ? Elle nous transporte ailleurs, loin dans l’espace et dans le hors-temps de l’extase, sous le signe d’un sourire de pieuse jouissance. Telle une vie de saint sexué. Sage comme une image qui imprime.

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