Rendre justice à Anne Frank

Longtemps, Lola Lafon a détourné les yeux, n’a pas voulu savoir ce que pourtant elle savait depuis toujours : que sa mère avait été une enfant cachée, que sa famille avait subi persécutions et déportations, que certains des siens avaient combattu parmi les FTP-MOI. Son cousin Pierre Goldman admirait Marcel Rayman et rêvait de mener le même combat. Longtemps, elle a voulu « passer à autre chose » jusqu’à cette nuit au musée Anne Frank qu’elle relate dans Quand tu écouteras cette chanson.


Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson. Stock, 256 p., 19,50 €


La jeune fille blonde au nom bien français se voulait normale. Elle était curieuse de tout mais pas de la Shoah : « Plutôt que savoir, il faudrait dire que je connais cette histoire qui est aussi celle de ma famille. Savoir impliquerait qu’on me l’ait racontée, transmise. Mais une histoire à laquelle il manque des paragraphes entiers ne peut être racontée. Et l’histoire que je connais est un récit troué de silences, dont la troisième génération après la Shoah, la mienne, a hérité », écrit Lola Lafon.

L’écrivaine n’a jamais supporté la façon dont on représente cet événement, en particulier dans certains films qu’elle évitait, comme La vie est belle de Begnini ou La liste de Schindler. Elle aimait la danse, elle tenait son journal intime, elle voulait écrire des textes de fiction et avait commencé tôt de le faire, dans la Roumanie de Ceausescu où le mot passeport prend un sens que nous imaginons à peine. De même que nous concevons difficilement que nos conversations téléphoniques les plus intimes puissent intéresser les services de renseignement. Lola Lafon était de ces « jeunes filles pleine d’irrévérence, ces jeunes filles [qui] ignorent la prudence, le respect et le remords ».

Quand tu écouteras cette chanson, de Lola Lafon

Lola Lafon © Jean-Luc Bertini

Autrement dit, l’auteure de Chavirer n’envisageait alors pas de passer une nuit dans l’annexe qui jouxte le musée Anne Frank, à Amsterdam. Difficile de savoir ce qui l’a amenée là, mais je risque une hypothèse : l’adjectif « pareil » a provoqué un séisme en elle. C’était en janvier 2015, des terroristes avaient assassiné chez Charlie Hebdo et à l’épicerie Hypercacher du cours de Vincennes. L’auteure en parlait avec des amis et une personne a alors dit que les deux attaques, ce n’était « pas pareil ». On connaît la célèbre histoire des Juifs et des coiffeurs déportés. Pourquoi les coiffeurs ? Tout est là : pas pareil. C’est, d’une certaine façon, pour éclaircir ce mystère que Lola Lafon passe la nuit dans ce musée.

En effet, qui est Anne Frank ? Que symbolise-t-elle ? L’adolescence ? La Shoah ? L’écriture ? Cette question figure au début du récit. Anne Frank est une sorte de légende, « jeune fille juive follement aimée » mais aussi emblème d’une cause douteuse à l’été 2021 : des anti-pass arborent son portrait en scandant « liberté, liberté ». On se rappelle ce que des manifestants parisiens arboraient pour la même raison sur le cœur, au même moment ou presque. Comme le conclut Lola Lafon, « Anne Frank vénérée et piétinée ».

Ajoutons : Anne Frank trahie, et c’est sans doute pire. Les premiers éditeurs, aux Pays-Bas et en Allemagne, réclament des coupes. Otto, le père de la jeune écrivaine, doit supprimer ce qui touche à la sexualité pour les uns, ce qui concerne l’antisémitisme nazi pour les autres. Qui a lu les premières éditions en poche du Journal se rappelle la couverture avec le visage souriant de l’adolescente et peut ne pas être touché par ce texte édulcoré. Une édition intégrale rétablira la vérité dans les années 1980. Et la vérité est qu’Anne Frank était une véritable écrivaine, soucieuse de la forme, de la moindre phrase, du plus petit détail. Si elle avait écrit, et c’est en partie le propos de Philip Roth dans son Écrivain des ombres, imaginant en elle une survivante, une œuvre importante serait née. Aurait-elle raconté Birkenau et Bergen-Belsen ? Serait-elle restée l’icône que Broadway et Hollywood ont fabriquée ?

L’autre trahison vient en effet de ces lieux : une comédie est jouée sur scène. On évite de montrer le pire et aucun gestapiste ne déboule dans l’annexe. C’est même une pièce légère, joyeuse, qui amuse le public new-yorkais. Si le mot « sulpicien » peut s’appliquer au film, employons-le. George Stevens, le metteur en scène qui avait pourtant découvert Dachau à la Libération, qui connaissait l’ampleur du crime, laisse dégouliner les bons sentiments, et celui qui a vu ce film sans enrager est aussi stoïque qu’un ascète chrétien (ou qu’un moine bouddhiste). Lola Lafon cite les dialogues ineptes, et rappelle combien Audrey Hepburn aurait aimé jouer ce rôle, mais se l’interdisait, se sentant illégitime : sa mère admirait Hitler.

Dans la chambre d’Anne Frank, où ose entrer la narratrice à la fin de sa nuit, dans cette chambre parfaitement vide de tout meuble, telle que l’avait voulue Otto Frank, les murs étaient remplis de photos. La jeune fille aimait les reines, les princesses et les actrices. Parmi ces vedettes – c’est le mot de ce temps –, il y avait Sonja Henie. C’était une reine du patinage artistique, une égérie blonde qui vénérait elle aussi Hitler. Anne Frank le savait-elle ? Sans doute. Mais elle n’avait pas forcément le « bon goût » de ne pas aimer cette artiste et sportive, ou, pour le dire avec les mots de Lola Lafon : « Anne Frank affichait dans sa chambre les images-propagande d’un monde blond, triomphalement aryen, dans lequel elle n’était qu’une tache à effacer, qu’un cancer à éradiquer ». La virulence de l’écrivaine, dans ce passage comme dans beaucoup d’autres, est salutaire. Et puisqu’il est question de bon goût, on lira avec plaisir et rage mêlés ce qu’elle raconte d’un couple de plasticiens fascinés par le kitsch, en goguette en Roumanie. Ils trouvent matière à s’esclaffer aux dépens de ceux qu’ils photographient. Ces « œuvres » les enrichiront. Ils ont le bon goût que la jeune Lola ne veut pas avoir.

Quand tu écouteras cette chanson, de Lola Lafon

Photographies d’identité d’Anne Frank (1939)

Écrire sur Anne Frank, dans le lieu qui lui servit de cachette, a quelque chose de secret, de clandestin. Cette nuit-là, les contraintes sont nombreuses. Elles ne sont rien à côté de ce que relate la jeune fille dans son Journal. Journal ? Lola Lafon récuse ce terme. Certes, la forme y est pour une grande part mais on est au-delà, selon elle, pour les raisons dites plus haut. Elle aussi tient un Journal intime depuis toujours. C’est un peu la matrice de son œuvre. Pour passer cette nuit-là, elle en a eu besoin, comme elle a eu besoin de lectures, celle de Perec, de Modiano pour Dora Bruder, de quelques autres piliers qui soutiennent un édifice fragile.

Il est aussi question, dans ce journal intime, d’un jeune homme rencontré à Bucarest quand elle était encore écolière. Son père, diplomate cambodgien, était rappelé à Phnom Penh. C’était en 1975. Le jeune homme avec qui elle échangeait des lettres, devant qui elle jouait avec ses amies, sur un air des Bee Gees, est désormais absent. Un absent bien présent, parmi d’autres. Il lui reste « le dor, un mélange doux-amer de nostalgie, de mélancolie et de joie, celle d’avoir aimé ».

Elle-même s’est un temps absentée de son corps. Elle a été anorexique. Les explications à cette souffrance ne manquent pas. Retenons ce qu’elle en dit : « L’anorexie est un monologue. Qui dit que quelque chose nous dévore, qu’on brûle du désir de vivre. L’anorexie, je crois, est une promesse, de fidélité faite à des absents. L’anorexie est, je crois, la langue que parlent celles qui héritent de récits silencieux ». Les récits silencieux ne manquent pas, qui peuplent les nuits des siens. Sa grand-mère, comme d’autres errants et fugitifs qui ont connu la guerre, ne va pas se coucher sans un cachet de Lexomil. C’est d’ailleurs ce que cette grand-mère lui conseille de glisser dans son sac avant le départ pour Amsterdam. Le cachet blanc n’empêche pas de penser à « quelque chose ».

Enfin, il y a la médaille que lui a offerte Ida Goldman, cette grand-mère, « la raison de ma nuit dans l’Annexe » : « une médaille dorée frappée du portrait d’Anne Frank. La maladresse de ce portrait peu ressemblant offre à Anne Frank le futur qu’elle n’a pas eu : elle paraît âgée d’une quarantaine d’années. Cette médaille, m’expliqua ma grand-mère, il me faudrait toujours la conserver. N’oublie pas. »

Quand tu écouteras cette chanson est un récit dense, d’une justesse absolue, qui pèse ses mots, quelquefois mis en italique ou entre guillemets pour qu’on en sente le poids réel. C’est un livre qui émeut, qui secoue et qui rend justice. À un moment, Lola Lafon écrit des siens, de ses origines : « Je trahissais le passé familial, mais je ne lui avais rien promis ». Ce récit est plus que la promesse, la réconciliation.

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