Silverview, « dernier » roman de John le Carré, paraît aujourd’hui en français sous le titre de L’espion qui aimait les livres, sans doute pour rappeler que l’ouvrage est bien du célèbre auteur d’espionnage mort en 2020 (ah oui, L’espion qui venait du froid ! George Smiley, Karla… !).
John le Carré, L’espion qui aimait les livres. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Isabelle Perrin. Seuil, 240 p., 22 €
Le livre est accompagné d’une postface de Nick Cornwell, le fils de John le Carré, destinée à rassurer les méfiants. Non, L’espion n’est pas un « fond de tiroir » mais un ouvrage que son père avait commencé en 2013 et complété un an plus tard ; il en était satisfait. Il n’aurait cependant pas souhaité le publier de son vivant parce que ses pages en disaient trop sur ses ex-employeurs et collègues du MI6, ou parce qu’elles mettaient en scène un personnage mourant du cancer, alors que cette maladie venait d’être diagnostiquée chez son épouse (et allait l’être par la suite chez lui).
Soit ! Les histoires de ce « paquet enveloppé dans du papier brun » décrit par Nick, les conversations père-fils à son sujet lors de promenades sur les falaises de Cornouailles, la promesse filiale que le manuscrit serait publié… sont épatamment romanesques (en plus d’être, probablement, vraies). Mais, plus important, comment est le livre ? Très bien, ma foi. Très bien dans le style rapide, drôle, acéré des œuvres de la dernière décennie de l’auteur (Un traître à notre goût, Une vérité si délicate, L’héritage des espions, Retour de service…).
Le héros, Julian Lawndsley, est un jeune trentenaire qui a abandonné une carrière assumée de « prédateur » à la City pour ouvrir une petite librairie dans une ville côtière d’East Anglia alors même que ses connaissances dans le domaine du livre sont légères. Elles n’incluent, par exemple, ni Chomsky ni Sebald (lequel habitait à deux pas), dont il va apprendre l’existence grâce à un de ses premiers visiteurs locaux, Edward Avon, enthousiasmé par sa boutique et le potentiel de sa salle en sous-sol. Cet euphorique chaland, qui est aussi le châtelain de la belle demeure Silverview, lui suggère d’y établir une « République des lettres » où figureraient les grands « classiques », et lui propose de l’aider dans la gestion de celle-ci. Ce fou de livres, ou fou tout court, se prétend aussi ami de jeunesse du père de Julian. C’est en partie exact, tout comme est exact le fait que le débordant Edward a derrière lui une longue carrière d’espion (en Pologne, en Bosnie, etc.), et qu’il est l’époux de Deborah, spécialiste du monde arabe, ex-éminence des services secrets britanniques, à présent très malade et attendant sa dernière heure à Silverview. Edward va devenir le pivot d’une intrigue assez mystérieuse dans laquelle Julian joue d’abord le rôle de témoin, puis celui de participant naïf, et enfin de complice actif.
Notre « espion qui aimait les livres », bien que retraité et retiré dans sa maison (enfin, celle de son épouse) du bord de mer, attire un jour l’attention du chef national de la sécurité du MI6, Stewart Proctor, informé d’une fuite dans ses services dont il doit découvrir l’origine. Enquête, suspense et grande perplexité pour le lecteur, réduit à toutes les conjectures par les faux-semblants et les dissimulations du texte. Qui aurait fait quoi, où, comment, pour quelles raisons et avec quelles conséquences ?
Le Carré maintient autour de ces questions un humoristique brouillard. Tout juste laisse-t-il filtrer quelques indices au cours de merveilleuses scènes de rencontre et de conversation entre ses personnages. Ces moments sont des modèles de « ménage en bateau », de drôlerie et d’acuité sociale où il est difficile de démêler le vrai du faux, la bourde de la manipulation, l’amabilité de la menace, mais où il est sûr que l’esprit comique triomphe. Ainsi, lorsque Proctor veut faire croire à un interlocuteur gouvernemental haut placé que son enquête vise à identifier une défaillance technique, celui-ci éclate : « Minute là, une fuite, c’est des mecs ! C’est pas de la fibre optique, nom de nom ! Ni des tunnels ! C’est bien des gens, pas vrai ? »
Vrai. Et c’est bien Edward qui a mené un double jeu, et qui, comme tous les espions sympathiques de le Carré, l’a mené par amour et par fidélité à un idéal – les antipathiques trahissant par idéologie ou intérêt.
Edward appartient bien à ce monde que le Carré n’a cessé de présenter dans son œuvre, celui où les questions de rectitude morale, même travesties par la drôlerie ou ébouriffées par l’aventure, sont aussi primordiales que le conflit entre les différents domaines où elle s’exerce. Que doit-on aux autres, à son pays, à son moi profond ? Comment choisir lorsque certaines allégeances viennent buter sur d’autres ? Et si la passion l’emportait sur les principes ? Et si des trahisons d’en haut rendaient toute adhésion à des valeurs dérisoire ? L’espion qui aimait les livres aborde ces problèmes.
Edward, membre du camp des passionnés et des trahis, prend en charge une partie de cette thématique. Mais, contrairement à ce qui arrive souvent chez le Carré, il sera sauvé, non broyé par sa passion… Enfin, sauvé à la manière elliptique de l’auteur. À la fin, alors qu’après avoir été démasqué, il fuit sur une route de campagne, surgit à l’improviste (pour le lecteur) une petite Peugeot noire, Machina cum Dea ou Deo au volant, qui le prend à son bord et l’emmène Dieu sait où pour Dieu sait quel avenir. Ciao Edward ! Et bravo !
Sauvé peut-être, contrairement à l’ancien agent secret à qui Proctor rend visite à un moment du livre et qui commente ainsi leur carrière : « On ne peut pas dire que nous ayons vraiment changé le cours de l’histoire de l’humanité, hein ? Moi, j’ai plutôt le sentiment, soit dit entre espions, que j’aurais été plus utile en directeur de club de jeunes ».
À côté de ces interrogations, L’espion qui aimait les livres réintroduit des situations et des personnages qui ont également toujours fasciné le Carré : pères difficiles, femmes infidèles, enfants sacrifiés, vrais ou faux naïfs, politiques gouvernementales meurtrières et imbéciles, services de l’État du même tonneau, morgue des classes dirigeantes…
Le livre est donc du le Carré classique et élégant, même s’il use parfois de raccourcis ou de coïncidences, même s’il simplifie ici ou s’attarde là… Peu importe, quel brio, quelle aisance dans les dialogues et l’agencement de l’action ! Quel naturel, quel chic et quelle fantaisie dans l’art de raconter une histoire ! John le Carré fait bien avec L’espion qui aimait les livres une ultime et brillante réapparition.