Émancipations féminines au cœur de l’histoire bosniaque

En 1986, Gordana Kuić avait écrit ce roman pour sa communauté, les Juifs de Bosnie. Elle y racontait l’histoire de sa famille, de 1914 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le succès qui suivit sa publication la surprit. Le livre eut un grand retentissement en Yougoslavie, fut adapté au théâtre, au cinéma et à la télévision. Sa traduction française (L’âge d’homme, 2000) est rééditée.


Gordana Kuić, Parfum de pluie sur les Balkans. Trad. du serbe par Dejan Babić. Noir sur Blanc, 560 p., 25 €


Un avertissement au lecteur explique : « Ce roman est fondé sur des faits et des personnages réels ». Une seconde phrase rappelle que l’année 2022 marque le 530e anniversaire de l’expulsion des Juifs d’Espagne. Un demi-millénaire, c’est effectivement beaucoup et, pourtant, dans les dialogues, des phrases en ladino émaillent et égaillent le récit. Il s’agit d’une langue judéo-romane, dérivée du vieux castillan du XVe siècle, qui est encore parlée en famille à cette époque. Cette saga nous invite à vivre les péripéties que les guerres font vivre à cinq sœurs qui, chacune à sa manière, ne se laissent pas entraîner pas l’Histoire. Nul pathos dans ce long roman qui, par une certaine douceur de vivre, n’est pas sans rappeler Ivo Andrić.

Parfum de pluie sur les Balkans, de Gordana Kuić

L’intérieur de la synagogue de rite sépharade « Il Kal Grande », bâtie en 1930

Le roman de Gordana Kuić s’ouvre sur la demande insistante de Riki, la plus jeune des filles : « Maman ! je veux une nouvelle robe ! » En dépit de la pauvreté de la famille, elle exige d’être belle pour la venue à Sarajevo de… l’archiduc d’Autriche ! Ainsi, le quotidien va se voir imbriqué de plus en plus dans l’Histoire sans perdre de sa chaleur. L’histoire familiale des Salom est racontée aux jeunes filles sous la forme d’un conte : le grand-père vivait à Vienne, fort riche, dans un vaste château pourvu d’un bassin peuplé de cygnes blancs ; dans les environs, il n’y avait point de Séfarades mais des Ashkénazes « sans le sou ». Il prit donc la décision de partir s’installer à Sarajevo pour marier ses sept filles et conserver tradition et langue. Cependant, à la génération suivante, la mère de famille, Estera, n’a rien d’une traditionaliste, et n’empêche pas sa fille Blanki de manger les tranches de pain-jambon que lui donne une riche camarade de classe.

Riki est l’enfant terrible, alors que la sœur dont elle se sent le plus proche, Blanki, chétive et fort discrète, est plongée dans les livres. Devant le refus maternel qu’elle aille se baigner dans la rivière, Riki décide de se suicider dans ses plus beaux atours afin qu’on la pleure sans pouvoir la punir. Blanki s’associe au projet pour tenir compagnie à sa sœur au ciel et être regrettée pareillement par la famille. Elles renoncent cependant à leur projet car tenter de trouver la mort en mordillant des têtes d’allumettes pour en absorber le soufre n’est pas agréable. Leur sœur Nina, « la grande combinarde », échafaude des projets commerciaux et ouvrira avec succès une boutique de modiste inévitablement baptisée « La Parisienne ». Pour une jeune Juive, sans argent et sans appui, c’est un fait sans précédent. Elle est aidée par Klara qui a du goût mais n’aime pas les commérages et se sent « femme du monde ». L’antisémitisme ne se fait pas sentir car les belles dames sont satisfaites de ne plus devoir aller à Zagreb, à Belgrade ou à Paris pour se vêtir.

La famille est très unie mais le fils aîné, Isak, doit partir à la guerre. L’important, pour la mère, ce sont les mariages qui attendent les jeunes filles. L’aînée, Buka, épouse dans le respect des traditions Papo, « d’une honnête famille séfarade ». La surprise vient du retour d’Isak, frappé par le typhus et devenu chauve. Il amène avec lui des amis serbes qu’il juge beaucoup plus amusants que ses congénères juifs. Cependant, si la coutume veut que : « Pour les juifs, les femmes serbes étaient hors de portée, de même que les juives pour les Serbes », les galants serbes, bien que l’un d’eux, Skoro, soit d’Herzégovine, font forte impression. Skoro, justement, devient un fidèle de la maison et s’attache à Nina sous l’œil inquiet de la mère, qui croit savoir que Dieu « ne permet pas de tels amours ». Toutefois, lorsque l’Herzégovien est blessé, même si elle ne peut prier pour sa guérison, elle ne parvient pas à souhaiter sa mort. La force de l’amour de sa fille l’ébranle… mais, à donner le mauvais exemple, on ruine les lois de la religion : « Ah! tristi di mi no seya ! » (« Ah ! pauvre de moi !»), dit-elle.

Parfum de pluie sur les Balkans, de Gordana Kuić

Le cimetière juif de Sarajevo, en surplomb du centre de la capitale de la Bosnie © CC4.0/Edodeluxe

Skoro n’a pas froid aux yeux : il s’est blessé volontairement pour n’avoir pas à combattre ses « frères serbes », et il ne veut se laisser dicter sa conduite par personne. C’est compter sans la famille, grand-mère en tête, qui maudit sa fille et profère : « Dieu fasse que toutes tes filles épousent des chrétiens ». On se doute que la malédiction a quelque chose de prophétique. Nina est consternée par la tournure que prennent les événements et, désespérée, elle est prête à renoncer à l’homme qu’elle aime. In extremis, sa mère l’en dissuade et, comme le disent les enfants, « un grand rabbin orthodoxe » convertit Nina et la marie au courageux Skoro. En même temps, apparaît le royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, « rêve de beaucoup de gens dans les Balkans ». Ainsi, « certains annoncèrent que 1918 marquait le véritable début du XXe siècle ».

Riki, jeune danseuse, est remarquée et part pour une école à Vienne. Femme libre, elle va connaître la gloire à Belgrade, où, à la suite de la disparition de l’Empire russe, a été ouverte une scène de ballet. Blanki décide que ses longs cheveux blonds « l’engloutissent » et les fait couper alors qu’aucune jeune fille ne porte les cheveux courts. Ce qui arrache un cri à la mère qui va devenir refrain : « Pourquoi faut-il que mes filles soient les premières en tout ? » De fait, Blanki la réservée ne peut s’empêcher de rougir lorsqu’elle croise le chemin du brillant Marko, jeune homme d’affaires promis à un bel avenir, qui circule à bord d’une puissante Buick. Estera comprend que ses tentatives de mariage arrangé sont vaines. Quant à Klara, elle épouse un catholique de Zagreb. Ainsi, la volonté de jeunes filles amoureuses fait voler en éclats la tradition, sous l’œil désapprobateur de la communauté.

L’émancipation du milieu est grande : Buka, l’aînée, enseigne le français, écrit des poèmes, collecte de vieilles romances espagnoles et deviendra femme de lettres. Belgrade, où réside un moment Blanki, apparaît bien différente de Sarajevo. Il n’y a pas de frontières entre les quartiers car la ville est serbe, et les Juifs qui y résident se déclarent « Serbes de confession judaïque ». La vie artistique, les cafés, les théâtres font que l’« on ne s’ennuie pas ».

Parfum de pluie sur les Balkans, de Gordana Kuić

Un couple sépharade de Sarajevo en tenue traditionnelle (vers 1900)

Au fil des années, les histoires personnelles – le mari de Klara la quitte, Blanki vit une longue liaison avec Marko, Estera, la mère, meurt – rencontrent la grande et sombre Histoire. Buka s’interroge : « Je me demande s’il existe un lien entre les cosaques russes qui dévastaient les ghettos, les inquisiteurs espagnols et les pogroms à venir ». Toujours intrépide, Marko, qui a déjà ouvert un cinéma, fonde un journal en 1941 pour diffuser, non des idées pro-serbes, mais des idées pro-yougoslaves ! Trop tard : Belgrade est bombardée ; nazis et oustachis arrivent à Sarajevo. Marko est arrêté et Blanki, qui s’est convertie à l’orthodoxie pour l’épouser, n’obtient aucun appui de l’archevêque de l’Église catholique, personnalité influente du nouveau pouvoir mais qui reste « inaccessible et froid ». Comme parfois, le secours vient de la part de gens dont on n’attendait rien. Un policier, que Marko avait aidé jadis, le fait transférer à l’hôpital puis libérer grâce à un faux télégramme. Il faut cependant que Blanki menace de se suicider, pistolet sur la tempe, pour que son époux accepte de gagner Belgrade, moins dangereuse pour lui que Sarajevo. L’étoile jaune s’impose cependant. Riki, la ballerine vedette, la coud sur ses vêtements et sort dans la rue, se sentant « comme une personne nouvelle, dotée d’un savoir nouveau ». Elle enrage… Toutefois, dans le tram, alors qu’une rafle se produit, des inconnus lui arrachent étoile et brassard, et la poussent à l’arrière du véhicule. La fatigue, ainsi que des douleurs aux jambes qu’elle cache, entament sa proverbiale énergie. L’étau se resserre ; elle est arrêtée par les miliciens fascistes serbes qui feignent de la fusiller. Elle se sait perdue mais le destin est railleur…

L’épigraphe du roman, « Connaître sa famille, c’est en apprendre davantage sur soi », explicite sans doute assez bien le projet de l’auteure : Gordana Kuić a cherché à cerner la psychologie de femmes qui, si différentes qu’elles soient, échappent les unes et les autres à leur milieu grâce à leur volonté et à leurs sentiments, sans jamais transiger avec ceux-ci. Le plaisir de la lecture vient de la multiplicité des personnages et de la joie de les retrouver au fil des nombreuses pages de cette saga familiale qui n’est pas sans rappeler L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante. L’intérêt du roman vient aussi du fait que l’Histoire n’est pas un décor pour aventures sentimentales mais qu’elle s’impose, contrecarre, réoriente les existences, tout en mettant inévitablement à l’épreuve la réalité des sentiments. Nonobstant, deux univers disparaissent : le milieu judéo-espagnol, puis le royaume de Yougoslavie. Ce n’est sans doute pas par hasard que le dernier chapitre s’intitule « À la recherche de la patrie ».

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