Urbaniste, documentariste, éditeur, mais aussi auteur de nombreux livres qui offrent, entre autres, un regard singulier sur l’urbanité de nos villes et de nos paysages d’aujourd’hui, Claude Eveno est mort le 29 juin 2022. En attendant de nouvelles publications annoncées, EaN relit Carnet de villes, un de ses premiers livres, publié en 1994, et Regarder le paysage, écrit pour les jeunes lecteurs et paru en 2006 : où l’on retrouve le regard scrutateur et attachant porté par Claude Eveno sur les villes, les paysages, mais aussi sur les images qui participent à leur construction.
Claude Eveno, Carnet de villes. Éditions de l’Imprimeur, 98 p., 15,22 €
Claude Eveno, Regarder le paysage. Gallimard, coll. « Giboulées », 64 p., 9,65 €
Singulier Carnet de villes, qui nous fait entrer d’emblée dans les pas d’un flâneur ne cessant d’interroger le réel qu’il rencontre, le jeu complexe des apparences, ou le collage urbain surgi au détour d’une rue. Le livre de Claude Eveno s’ouvre sur quelques extraits d’un journal intime daté de 1984, intitulé Journal d’autrefois, un questionnement, par petites touches sensibles, sur la foi dans le projet ; projet de vie, projet urbain, projet de société, « un horizon de nos rêveries » qui, avec le temps et sans y prendre garde, « interdit aujourd’hui l’échappée libre, écarte toute présence de l’ailleurs, de l’autre qui fonde l’existence d’une demeure ». Une photographie de la rue Irénée-Blanc, datant de 1946, nous conduit brusquement à l’impasse d’un présent où « la bibliothèque a basculé dans la monomanie, au service d’un souci devenu obsession : habiter mieux, autrement que les “autres” », et où « l’épuisement du souci d’embellir » semble étouffer l’habitant, le riverain. C’est que l’image du village promis « s’est concrétisée là où on ne l’attendait pas ».
Puis le carnet se poursuit par une « suite curieuse », une série de textes brefs sur des métropoles actuelles ou des petites et moyennes villes qui composent notre territoire. Ce sont avant tout les effets de collages qui y sont pointés, les raccords, les dissonances flagrantes ou subtiles. Collages et photographies accompagnent d’ailleurs ces textes de rencontre avec les paysages urbains. Mais ce que guette volontiers Claude Eveno, ce sont, ici ou là, ces « résistances de l’urbain » : sans elles, « une mentalité visionnaire s’érige si aisément en système ». Dans certaines villes, en effet, « on n’échappe pas à l’architecture ».
Et le livre se clôt par un « retour amer » sur Paris et sa banlieue. Un constat revient de lieu en lieu : « la priorité donnée à l’image de la ville aux dépens de son habitabilité détruit ainsi la ville coutumière […], une ville extrêmement fragile ». Mélancolie du regard qui perçoit « l’effacement du coutumier dans le bâti », comme ailleurs dans l’espace public. Car, « dans l’ordre du crime, l’urbanisme a trouvé son complice : le paysage ».
Au cœur de l’urbain, Claude Eveno introduit donc cette question : « qu’est-ce que le paysage ? » à laquelle l’auteur propose la réponse suivante : « sans doute rien d’autre que le devenir de toute chose dans un univers réduit à la pure visibilité ». Car, comme Claude Eveno le rappelle au jeune public dans son livre Regarder le paysage, « c’est avec des images que nous avons appris à voir des paysages ». De l’échelle du jardin à celle de la ville, de celle du territoire à celle de la planète, les jeunes lecteurs sont progressivement invités à chercher de nouvelles harmonies « pour trouver une émotion inédite à fabriquer, à voir son modeste paysage comme une pièce du patchwork planétaire devenu paysage du monde ».
Mais c’est en abordant la question du patrimoine que Claude Eveno nous guide, jeunes et moins jeunes, tout en humanité : « l’émotion n’est plus seulement esthétique, elle est aussi savante et morale. Et c’est là que se situe la difficulté contemporaine de jeter un regard sur le monde et d’en juger ».