« Assad, ou nous brûlons le pays » : ce slogan scandé par les partisans de Bachar al-Assad a inspiré le titre d’un volume collectif dans lequel on voit comment celui-ci a entrepris de saccager la Syrie, de torturer et de mettre à mort son peuple pour ne rien perdre de son pouvoir. En contrepoint ou en complément, Catherine Coquio, dans une succession d’essais, interroge le rapport que l’on peut entretenir à cette « révolution défaite » et lit l’ère Assad à travers ce qu’en disent les écrivains. Elle poursuit ainsi son analyse des écritures de génocide, quand, comme dans le ghetto de Lodz, raconter une histoire devenait résistance à l’anéantissement d’un peuple.
Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour et Farouk Mardam-Bey (dir.), Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021). Seuil, 848 p., 35 €
Catherine Coquio, À quoi bon encore le monde ? La Syrie et nous. Actes Sud, coll. « Sindbad », 272 p., 23 €
Comme ce fut le cas jadis pour la guerre d’Espagne, la répression de la révolution syrienne de 2011, que les juristes Joël Hubrecht et Antoine Garapon nomment guerre de Syrie, a servi de laboratoire pour expérimenter de nouvelles stratégies meurtrières et pour tester le seuil de tolérance « malheureusement très élevé » des Occidentaux. Peu des contributions rassemblées dans Syrie, le pays brûlé sont originales. Mais elles sont organisées de façon à composer un tableau aussi complet que terrifiant.
Le sous-titre de « Livre noir » laisse entendre qu’il s’agit de constituer un dossier permettant de traduire le clan Assad et les exécutants de ses basses œuvres devant une juridiction internationale. Les pièces produites sont accablantes, qui témoignent d’abord de la violence inouïe des « prisons-abattoirs » de Bachar. Car les récits sont là tout comme les images. On les connaît grâce à un dossier sorti de l’ombre en 2014, quand à Paris, puis à Genève, le monde découvre les photos de 28 707 personnes mortes en détention. On y voit des corps affamés, hideux, déformés, estropiés, à la chair écorchée ou brûlée, avec souvent des plaies remplies de pus. Rassemblés sous le nom de « dossier César », ces clichés ont été volés par un déserteur au pseudonyme de César, qui, travaillant au département de médecine légale de la police militaire de Damas, avait été employé à photographier d’abord les corps des civils tués au cours de la répression de manifestations pacifiques, puis ceux des détenus visiblement morts sous la torture. Les clichés de ces cadavres soigneusement numérotés étaient ensuite classés et archivés. Certes, ils ont été présentés au Conseil de sécurité de l’ONU mais le veto de la Russie a empêché que soit votée la résolution indispensable pour que les dirigeants syriens soient traduits devant la Cour pénale internationale.
Il y a aussi la littérature de prison qui fait partie d’une culture syrienne très ancienne, mais qui a changé de teneur ces vingt dernières années. « Fiction et témoignages se développent parallèlement et se croisent, donnant naissance à des récits hybrides et autoréflexifs », écrit Catherine Coquio, citant Malek Daghestani, Khaled Khalifa, Rosa Yassin-Hassan, Moustapha Kalifé, et d’autres encore. De splendides recueils de poèmes sont également sortis des prisons de Palmyre ou de Saydnaya, parfois écrits sur des papiers de cigarettes ou mémorisés, dont ceux de Faraj Bayrkdar, « poète d’une créativité presque atmosphérique » que Catherine Coquio compare à Ossip Mandelstam. Une place toute particulière est accordée par l’autrice à Yassin al-Haj Saleh dont trois livres ont été traduits en français, parmi lesquels Lettres à Samira, sa femme, disparue depuis son enlèvement en 2013. Pour Yassin al-Haj Saleh qui privilégie la forme de l’essai, écrire, c’est « tenter d’être un sujet politique syrien dans le monde d’aujourd’hui » en refusant d’être assigné au rôle de rescapé de la catastrophe et en refusant l’indignité de la seule condition de victime de traitements atroces.
La violence insoutenable du système répressif de Bachar al-Assad est dans le droit fil de celle qu’a exercée son père, Hafez. Le chercheur Michel Seurat a sans doute payé de sa vie son analyse de la Syrie comme État de barbarie, dont certaines pages sont reproduites dans Syrie, le pays brûlé. Seurat publie son livre peu de temps après les massacres de Palmyre et de Hama (1980-1982), « des massacres à faire pleurer les pierres si elles le pouvaient », comme le dit vingt ans plus tard un survivant de Hama au journaliste Jean-Pierre Perrin. Mais la ville s’est figée dans la peur et l’Occident a détourné les yeux, comme si les rues n’avaient pas été jonchées de cadavres et les minarets décapités à coups de canon. Dans les prisons, les tortures et les viols d’hommes et de femmes faisaient déjà partie de l’habituel arsenal de guerre.
Avec Hafez al-Assad, la violence et la terreur ont été instaurées comme modalités de gouvernance. S’y est ajouté l’appel à un esprit de corps unissant les chabbîhas, voyous et nervis du régime apparentés de façon même floue au clan Assad, impliqués dans les trafics et la contrebande, et s’en prenant en toute impunité à la population. « Ils sont l’autre visage, l’inconscient sombre du régime, dans sa brutalité, sa violence aveugle et scabreuse. C’est la cruauté, les liens de parenté et le despotisme entremêlés », écrit Yassin al-Haj Saleh.
À lire ces témoignages, la révolte de 2011 ne paraît que plus admirable. Pour l’écraser et en l’absence d’une véritable armée d’hommes loyaux, le régime a non seulement mobilisé les mukhabarat de la police secrète, les chabbîhas, mais a fait appel à quantité de milices lourdement armées, certaines appartenant aux diverses communautés religieuses de la mosaïque levantine ou impulsées par les services secrets, d’autres venant de l’étranger, comme les milices afghanes, iraniennes, irakiennes, russes (Wagner) et libanaises (Hezbollah). Ces milices se servent sur la bête, en dehors et aux dépens de l’État, et gangrènent ce qui pouvait exister de tissu national. Le confessionnalisme, comme le montre l’anthropologue Paolo G. Pinto, « ne doit pas être considéré comme la cause de la guerre civile, mais plutôt comme l’une de ses conséquences ». Le régime autoritaire des Assad, tout en dénonçant officiellement le confessionnalisme et en prétendant aspirer à un ordre social et politique laïque, a toujours suivi une logique confessionnelle que la guerre n’a fait qu’accentuer, « aboutissant à la territorialisation des identités confessionnelles et à un paysage religieux beaucoup plus homogène qu’auparavant ».
On pense au stalinisme invoquant un « avenir radieux » quand, en 2017, Bachar al-Assad déclare publiquement : « Nous avons perdu le meilleur de notre jeunesse et une infrastructure qui nous a coûté beaucoup d’argent et d’efforts sur plusieurs générations. Mais en retour nous avons gagné une société plus saine et plus harmonieuse ». En fait, entre les morts, les disparus et les habitants chassés de chez eux et partis en exil, la population de la Syrie s’est réduite de plus d’un quart. De larges zones urbaines ont été détruites, non pas de façon homogène, mais selon une géographie politique. Il fallait avant tout atteindre les zones tenues à un moment ou à un autre par les groupes armés de l’opposition, et y supprimer toute possibilité de vie, en visant à coup de bombes-barils les tissus résidentiels ainsi que les hôpitaux, les boulangeries, les marchés alimentaires, sans préserver les trésors patrimoniaux du pays.
Les reconstructions prévues ou en cours participent à cette éradication de la société urbaine d’avant-guerre. À Alep, par exemple, le régime a refusé le programme de réhabilitation proposé par l’ONU. Ce n’est que dans les quartiers situés à l’ouest de la ville qui, durant le conflit, étaient restés sous le contrôle du régime, que les travaux d’entretien et de restauration des centres médicaux et des services ont pu être effectués. Les biens immobiliers des habitants des quartiers informels qui s’étaient soulevés contre le régime ont été confisqués, au prétexte de l’absence de titres de propriété officiels. Les maisons doivent être remplacées par des gratte-ciels étincelants qui feront la fortune des affairistes installés à Londres. Les chefs de milice, les seigneurs de guerre, cherchent ainsi à blanchir l’argent acquis par le pillage et le racket et affichent leur fortune.
Reste alors à s’interroger sur l’impuissance, voire l’indifférence, des puissances occidentales qui se sont surtout inquiétées de l’afflux des réfugiés syriens (il est vrai qu’auparavant elles avaient très largement œuvré à la destruction de la société irakienne, sans souci des quelque 600 000 morts à la suite des deux guerres du Golfe). Quelques éléments de réponse apparaissent au hasard des textes. Dès le début du soulèvement, Bachar al-Assad a été assuré du soutien des partis et des mouvements d’extrême droite pour lesquels seuls des dictateurs sont à même de mater des populations arabes et musulmanes. Peu importe qu’elles réclament la justice et la démocratie. Une bonne partie de la droite française a adopté cette même posture politique, assimilant l’opposition syrienne aux djihadistes de Daech, qu’Assad prétend combattre alors qu’il a largement contribué à sa création.
Assad est également présenté en défenseur des chrétiens d’Orient. Il est considéré comme « le suprématiste blanc syrien qui vient châtier les indigènes » et massacrer des musulmans, ce qui aux yeux des islamophobes est quelque chose de bien, écrit Albert Herskowicz. À cela s’ajoute l’anti-impérialisme primaire d’une certaine extrême gauche qui privilégie l’axe Assad-Poutine-Iran face à un « complot » occidental. À partir des attentats de Daech, les victimes européennes de l’État islamique ont occupé l’espace médiatique qui s’est détourné des plus de 400 000 civils syriens morts sous la torture ou les bombardements de chlore ou de gaz sarin. Pour le président Obama, l’État islamique était devenu « le visage du mal » et le monde était appelé à se concentrer sur sa destruction. En mars 2016, il s’est même dit fier de sa décision de ne pas être intervenu en août 2013, après les massacres à l’arme chimique de la Ghouta.
Le dossier d’accusation produit dans ce « livre noir » devrait emporter la conviction de n’importe quel tribunal international. L’abondance et la profondeur des textes cités ou analysés par Catherine Coquio montrent la richesse d’une culture qui résiste et persiste à faire monde. Pour ne pas céder à la sidération et au désespoir, on pourrait aussi avoir recours à quelques éléments historiques. Rappeler par exemple que les révoltes se sont succédé en Syrie depuis les années 1920 et l’imposition de ce que l’historienne Elizabeth Thompson a qualifié de « citoyenneté coloniale ». Certes, la violente répression exercée par Bachar al-Assad semble avoir complètement déstructuré la société syrienne. Mais la mémoire d’un soulèvement « qui a redonné un temps fierté, espoir et dignité aux Syriens et libéré des forces créatrices dans tout le pays », comme l’écrit l’historienne Nadine Méouchy dans un article paru dans Les clés du Moyen-Orient, est toujours vivante. Avec elle, il faut croire que « le flambeau de la thawra [la révolution] n’est pas éteint ».